La fréquence cardiaque - Un guide pour évaluer le pronostic et traiter l’insuffisance cardiaque
F. PICARD, C. LOIZEAU, M.-A. BILLÈS, P. DOS SANTOS
Les nouvelles recommandations de la Société européenne de cardiologie publiées en 2012 soulignent la valeur pronostique de la fréquence cardiaque (FC) dans l’insuffisance cardiaque systolique (ICS) chez les patients en rythme sinusal(1). Ainsi, au même titre que le rythme, la morphologie ou la largeur des QRS, il importe de prêter une attention particulière à la fréquence cardiaque (Recommandation de classe I et de niveau de preuve C). Celle-ci doit être mesurée sur un ECG 12 dérivations, sur un sujet au repos depuis au moins 5 minutes et dans un environnement calme.
Fréquence cardiaque et risque cardiovasculaire dans l’IC En France, l’IC touche 1 million de personnes avec plus de 150 000 nouveaux cas par an. Elle est caractérisée par une lourde mortalité : plus de la moitié des personnes décèdent 5 ans après l’apparition des premiers symptômes. La prise en charge a progressé grâce à la découverte de nouveaux traitements, l’éducation des patients et au suivi pluridisciplinaire. Cependant, malgré les progrès, 30 % des patients décèdent dans l’année qui suit une hospitalisation. L’IC représente d’ailleurs 10 % des patients hospitalisés, des séjours hospitaliers qui dépassent 10 jours et 20 % des patients réhospitalisés dans les 6 mois. Les dépenses liées à l’hospitalisation représentent deux tiers du coût total de cette pathologie, soit 1 milliard d’euros (M. Galinier, ESC 2012). Plusieurs études ont montré que la fréquence cardiaque est à la fois un facteur pronostique et un facteur de risque. Le ralentissement de la FC est associé à une diminution de la mortalité totale et de la mortalité cardiovasculaire (2). Ceci est vrai chez les patients ayant une maladie coronaire et chez ceux ayant une insuffisance cardiaque systolique. La fréquence cardiaque initiale est bien corrélée au pronostic : plus elle est élevée, moins bon est le pronostic. La fréquence cardiaque apparaît donc comme un objectif thérapeutique dans l’insuffisance cardiaque. Réduction de fréquence cardiaque et amélioration du pronostic L’étude SHIFT évaluant l’intérêt de l’ivabradine dans l’insuffisance cardiaque systolique a inclus des patients symptomatiques d’IC (la moitié en classe fonctionnelle II et l’autre moitié en classe III à IV), ayant une FEVG 35 %, en rythme sinusal et plutôt bien traités au regard des recommandations en vigueur (89 % des patients étaient sous β-bloquant, 56 % prenaient au moins la moitié de la dose cible de β-bloquant et 26 % des patients prenaient la dose cible). La FC des patients à l’inclusion était en moyenne de 80 bpm. L’adjonction d’ivabradine à ces patients déjà bien traités a permis de réduire de 18 %, par rapport au placebo, la survenue du critère primaire de jugement combinant la mortalité cardiovasculaire et les hospitalisations pour aggravation de l’insuffisance cardiaque. Parmi les critères de jugement secondaires, la mortalité pour insuffisance cardiaque était réduite de 26 % et les hospitalisations pour aggravation de l’IC étaient également réduites de 26 % (3). Par ailleurs, dans deux autres études ancillaires de SHIFT, l’adjonction d’ivabradine à un traitement bien conduit, chez des patients symptomatiques et stables, a permis d’améliorer la qualité de vie et de favoriser un remodelage ventriculaire gauche inverse, lui-même corrélé à l’amélioration du pronostic. Depuis ces résultats, les recommandations européennes de 2012 préconisent l’utilisation de l’ivabradine chez les patients en rythme sinusal (RS) qui conservent une FC ≥ 70 bpm malgré un traitement β-bloquant bien conduit (recommandation IIa, niveau de preuve B), ou qui ne tolèrent pas les β-bloquants (recommandation IIb, niveau de preuve C). Depuis cette étude, qui a testé l’effet d’une molécule dotée d’un effet bradycardisant et dépourvue d’autre effet hémodynamique, nous portons un regard nouveau sur l’impact de la prise en compte de la fréquence cardiaque pour l’optimisation du traitement pharmacologique. Les résultats obtenus à partir des données recueillies dans le groupe placebo de l’étude SHIFT (figure 1) confirment sans conteste qu’une fréquence cardiaque élevée est un marqueur de risque d’événements cardiovasculaires chez les patients souffrant d’ICS (4). Figure 1. Étude SHIFT : données du groupe placebo. Plus la FC en RS au repos est rapide, plus l’occurrence du critère primaire de jugement combinant mortalité cardiovasculaire et hospitalisation pour aggravation de l’IC est élevée. La divergence des courbes s’observe dès le 1 er mois. Ces résultats confirment qu’une fréquence cardiaque élevée est un marqueur de risque de morbi-mortalité chez les patients souffrant d’ICS. D’après (4). La comparaison des données obtenues dans le groupe placebo avec celles obtenues dans le groupe traité par un agent bradycardisant « pur », fournit des arguments solides pour faire passer la constatation d’une FC de repos élevée chez un patient souffrant d’ICS du rang de marqueur à celui de facteur de risque. Une action thérapeutique ciblant spécifiquement sa réduction diminue la survenue des événements cardiovasculaires. Les résultats obtenus dans le groupe traité par ivabradine montrent que le pronostic est corrélé au niveau de la FC atteint après 28 jours de traitement (figure 2) : les patients ayant une FC 60 bpm sont ceux ayant le meilleur pronostic. Figure 2. Étude SHIFT : plus la fréquence cardiaque est réduite par l’ivabradine, meilleur est le pronostic. D’après (4). Dans un article récent, les investigateurs de SHIFT montrent plus précisément que le bénéfice du traitement est bien lié à l’amplitude de la réduction de la FC par rapport à son niveau mesuré avant la mise sous traitement, aussi bien chez les patients les plus tachycardes (FC > 75 bpm) que chez ceux ayant une FC moins élevée (figure 3). Le pronostic diffère selon que la FC est diminuée de 5 ou 10 bpm par rapport à son niveau de base (5). Figure 3. Bénéfice de l’ivabradine sur le critère primaire compo - site en fonction de l’importance de la réduction de la FC obtenue à J28, chez les patients ayant une FC de base > ou à 75 bpm. D’après (5). L’amélioration du pronostic en fonction de la baisse de la FC est également retrouvée dans les études portant sur les β-bloquants. Dans une métaanalyse publiée en 2009, on note que la réduction de la mortalité toutes causes est corrélée à l’amplitude de la baisse de la FC obtenue sous traitement (6). Ainsi, la mortalité est réduite de 36 % lorsque l’on obtient une diminution de la FC de plus de 15 bpm alors qu’elle ne baisse que de 9 % lorsque cette FC ne diminue que de 8 bpm par rapport à sa valeur de base (figure 4). Figure 4. Amélioration du pronostic en fonction de la baisse de FC obtenue sous bêtabloquant. D’après (6). Dans une autre métaanalyse portant sur près de 23 000 patients inclus dans 35 essais, les auteurs retrouvaient une relation forte entre la diminution de la FC sous β-bloquant et la réduction de la mortalité toutes causes (7). On notait également une corrélation étroite entre réduction de FC et amélioration de la FEVG sous traitement. Faire baisser la FC des patients souffrant d’IC permet de réduire la consommation en oxygène du cœur, d’améliorer son remplissage et sa perfusion en augmentant la durée de la diastole, de favoriser un remodelage inverse en réduisant les volumes ventriculaires et en améliorant la FEVG, et de diminuer le risque d’ischémie (8). En pratique, même si ce chiffre n’apparaît pas clairement dans les recommandations, les données présentées sur la figure 2 suggèrent qu’il faut cibler une FC voisine de 55 à 60 bpm. Bénéfice de la réduction de FC pour toutes les formes d’IC ? Les résultats du programme CHARM (figure 5), qui a évalué l’impact du traitement par le candésartan sur le pronostic de patients souffrant d’insuffisance cardiaque systolique ou d’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection peu altérée (ICFEP), suggèrent qu’une fréquence cardiaque élevée chez des patients en rythme sinusal est un marqueur de risque indépendant de mortalité, et cela quelle que soit la valeur de la FEVG (9). Figure 5. Programme CHARM : relation entre FC à l’inclusion en 3 tertiles et pronostic en cas d’ICS (rouge) et d’IC à FEVG peu altérée (bleu). A : mortalité toutes causes. B : mortalité CV et hospitalisation pour aggravation de l’IC. D’après (7). Les 7 597 patients du programme CHARM ont été séparés en 3 tertiles en fonction de leur FC à l’inclusion : T1 FC moyenne à 60 bpm (57-64), T2 FC moyenne à 72 bpm (70-75) et T3 FC moyenne à 85 bpm (80-91). Dès le 2e mois, les courbes de survie divergent et montrent un meilleur pronostic des patients les moins tachycardes à l’entrée dans l’étude. Comme évoqué plus haut, ce programme a inclus des patients avec une FEVG peu altérée (FEVG > 40 % dans la définition de CHARM). Dans ce groupe de patients, la FC d’inclusion a également valeur pronostique. Les patients du T1 sont ceux qui ont le risque de morbi-mortalité le plus faible, même si la relation FC-pronostic est moins marquée que dans l’ICS. En considérant la FC comme une donnée linéaire, toute augmentation de la FC de 10 bpm augmente le risque de mortalité de 7 % en cas d’ICS et de 6 % en cas d’ICFEP. Une autre étude rétrospective observationnelle a rapporté en 2010 des résultats similaires avec un impact pronostique de la FC initiale chez 685 patients consécutifs souffrant d’ICFEP (10). Néanmoins, ces études n’ont actuellement qu’une portée limitée car elles sont rétrospectives et non randomisées. De plus, la définition employée pour y définir l’ICFEP reste fluctuante. Rappelons enfin que les β-bloquants, même s’ils sont utilisés régulièrement, n’ont pas réellement de recommandation dans cette forme d’IC puisque l’étude SENIORS avec le nébivolol n’avait pratiquement pas inclus de patients souffrant véritablement d’ICFEP (très peu de patients avec une FEVG ≥ 50 %). Si un traitement bradycardisant est bien susceptible d’améliorer le remplissage ventriculaire chez les patients souffrant d’ICFEP, il n’existe à ce jour aucune preuve formelle pour en valider l’indication. Absence de bénéfice de la réduction de la FC en cas de FA ? Il est intéressant de signaler que, dans l’étude CHARM déjà citée, la FC à l’inclusion n’avait de valeur pronostique que dans le groupe de patients en rythme sinusal. Pour les 15 % de patients en FA à l’inclusion, le lien entre FC initiale et mortalité n’était pas retrouvé, même s’il est par définition difficile de déterminer clairement une FC moyenne chez des patients en FA (9). En fait, la fréquence cardiaque en FA ne traduit pas forcément le niveau de
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