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Regards sur 25 ans de cardiologie - Conte des 1 000 et un amis
F. DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque

Comme tout cardiologue d’un certain âge (mais encore jeune), nous nous sommes tous adonnés, et toutes les semaines, à la lecture d’un total de… 1 000 numéros de Cardiologie Pratique. Et, en regardant les 100 premiers numéros et les 100 derniers, il est indéniable que la cardiologie, son mode de pensée, sa pratique ont changé en 25 ans.
Pourquoi ces changements ? Comment sont-ils perçus ? Le cardiologue peut avoir deux perceptions des changements. Une première est de considérer que la pratique actuelle n’est que le prolongement, l’amélioration de celle d’hier : nous pensons pareillement mais avons affiné le raisonnement, nous progressons continuellement. La deuxième est que la pratique actuelle est en contradiction avec ce que l’on a pu apprendre il y a 25 ans. Dans cette deuxième perspective, comment comprendre qu’un traitement jugé efficace en 1985 ne l’est plus en 2012 ? Est-il moins efficace ? Ou est-ce la façon d’évaluer l’efficacité qui a changé ? Quels sont les mécanismes à l’origine de l’avancée des sciences ? Pour tenter de les comprendre, il faut utiliser des mots peu habituels pour un médecin, comme ceux de paradigmes, d’agnotologie, de rendements décroissants, etc. En quoi la notion de paradigme est-elle importante pour comprendre les changements ? Le concept de paradigme a été développé par Thomas Kuhn, aux USA, dans son ouvrage de 1962, La Structure des révolutions scientifiques. Il est un prolongement de la notion de « pensée dominante » promue en France au début du 20ème siècle, par Gaston Bachelard. Kuhn et Bachelard ont montré qu’à une période donnée de l’histoire d’une science, une construction scientifique domine, et tous les éléments de recherche concourent à renforcer cette pensée, il s’agit du modèle dominant ou paradigme. Les quelques constatations allant à l’encontre de ce modèle dominant, et qui ne manquent pas de survenir, sont initialement considérées comme anecdotiques, ne remettant pas en cause l’architecture globale de la pensée dominante. Par une espèce de tri sélectif de la pensée, ce que les spécialistes en science cognitive appellent le biais de confirmation d’hypothèses, seules sont retenues, divulguées et promues les constatations en concordance avec le modèle dominant. Cependant, il arrive un moment où, soit les données contradictoires avec le modèle deviennent trop nombreuses, soit une donnée majeure survient qui rend le modèle impossible à soutenir plus longtemps. S’installe alors une phase instable, dite de transition, jusqu’à ce que soit construit un nouveau modèle, prenant en compte les apports des constatations récentes et expliquant la contradiction. Débute alors une autre pensée dominante, un changement de paradigme. Pour Kuhn, les théories scientifiques ne sont pas rejetées lorsqu’elles sont réfutées, mais seulement lorsqu’elles ont pu être remplacées. Discipline scientifique, la cardiologie a connu plusieurs changements de paradigmes avec ses phases intermédiaires d’instabilité. L'agnotologie ou la science de l'ignorance L’agnotologie, terme créé en 1992 par un américain, Robert Proctor, désigne l’étude de l’ignorance ou du doute induit par la culture, notamment par la publication de données scientifiques inexactes ou trompeuses. L’agnotologie s’intéresse au pourquoi et au comment de ce que nous ignorons. C’est une science qui étudie la manière dont la société met parfois en œuvre de puissants mécanismes d’oblitération du savoir. Pour sa démonstration, Proctor avait pris l’exemple de l’organisation mise en place par l’industrie du tabac pour en masquer la nocivité. Ainsi, lorsque Kuhn voit dans la publication de théories divergentes, des analyses et des paradigmes différents à l’œuvre, Proctor y voit, dans certains cas, une intention sociale plus ou moins délibérée, au service de certains groupes sociaux n’ayant pas intérêt à ce que des croyances sociales changent. Et ainsi, comme Kuhn, Proctor nie l’existence d’un point de vue neutre ou objectif en science. Contrairement à une idée reçue, la science ne procède donc pas par une accumulation progressive des connaissances et savoirs. Elle se construit dans une lutte plus ou moins subjective entre des groupes sociaux et, pour Kuhn, les facteurs influençant les points de vue des scientifiques sont des crises résultant d’une mise en échec fondamentale du cadre scientifique en place, incapable de fournir les outils théoriques et pratiques nécessaires à la résolution d’énigmes scientifiques. Pour Proctor, cela peut être aussi une manœuvre, intentionnelle ou non, d’un groupe de pression. En cardiologie, lors des 25 dernières années, plusieurs modèles de pensée ont changé ou sont passés en phase instable selon les mécanismes décrits par Bachelard, Kuhn et Proctor. Il n’y a pas de point de vue neutre et objectif en science. L’insuffisance cardiaque est le modèle type du changement de paradigme comme le rappelle G. Jondeau. Mais déjà quelques contradictions sont apparues avec le modèle neurohumoral, mais ne l’ont pas encore remis en cause et n’ont pas encore fait débuter une nouvelle phase de transition. Ainsi, dans l’étude MOXCON, l’utilisation d’une molécule diminuant la sécrétion d’adrénaline (la moxonidine) a augmenté la mortalité précoce. De plus, il n’a pas été mis en évidence de bénéfice d’anti-endothéline… Ces données, en contradiction avec le modèle, sont encore considérées comme anecdotiques, mais elles suggèrent que le paradigme du moment sera remplacé un jour. Grandeur et misère des anti-arythmiques Dans la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’arrivée du Holter - et de nouveaux anti-arythmiques - ont convaincu que, plus il y a d’extrasystoles ventriculaires, plus le patient est à risque de mort subite, ce d’autant qu’il a une cardiopathie. Les anti-arythmiques allaient être la solution à ce problème. Hélas, en 1989, l’étude CAST a montré que des molécules efficaces à diminuer les extrasystoles ventriculaires au Holter, augmentent le risque de mort subite. Cette étude a généré une phase de transition et un nouveau modèle : ce ne sont pas les extrasystoles qu’il faut prendre en compte, mais la cardiopathie. Les modèles en phase de transition De la quantité de plaque à la qualité des plaques Autre grande modification des 25 dernières années, celui de la genèse de l’infarctus du myocarde (IDM). Avec les progrès de l’imagerie coronaire puis de l’angioplastie, l’importance de la sténose coronaire a été envisagée comme un élément fondamental à l’origine de l’IDM. Mais les recherches de la fin des années 1980 ont montré qu’il n’y avait pas de corrélation entre l’importance de la sténose coronaire et le risque d’IDM et un nouveau modèle, non mécanistique a été développé, celui de plaque instable. Ce modèle a été renforcé par des études montrant que des traitements pharmacologiques, supposés stabiliser les plaques, comme les statines, diminuent le risque d’IDM, alors que l’angioplastie coronaire, chez des patients stables, ne modifie pas le risque d’IDM (étude COURAGE). Cependant, bien qu’un nouveau modèle soit opérationnel, ce que l’on qualifiera d’une façon politiquement correcte de « force de la pratique » fait que le traitement pharmacologique de l’angor stable n’a pas pris la place de l’angioplastie coronaire mais s’est additionné à celle-ci sans la remettre vraiment en cause. Le LDL : rien que le LDL ? Au milieu des années 1980, la lipidologie était une science complexe prenant en compte plusieurs particules dénommées apolipoprotéines et, plus encore, des classifications de leurs taux plasmatiques relatifs. Les cardiologues étaient alors peu investis dans le traitement des « dyslipidémies ». À partir de la seconde moitié des années 1990 et dans la décennie 2000-2010, tout cela s’est simplifié : seul le LDL a été considéré comme une cible thérapeutique, quels que soient les rapports respectifs et relatifs des différentes lipoprotéines, et seules les statines ont montré un bénéfice clinique, même en cas de HDL cholestérol bas. Les cardiologues ne sont pas devenus pour autant des lipidologues, mais d’importants prescripteurs de statines dans l’objectif de réduire le risque cardiovasculaire et non pas de modifier les lipides. Cependant, le paradigme préalable reste actif puisque, plutôt que de proposer une dose donnée de statine en fonction d’un risque donné, c’est encore une cible de LDL qui est fixée, avec des considérations thérapeutiques parfois autres que les statines selon les valeurs du HDL et des triglycérides. Le diabète : le prototype contemporain de la phase instable Le cas du diabète est un modèle de la phase instable caractérisant l’évolution des connaissances scientifiques. Ainsi, l’étude UKPDS, méthodologiquement imparfaite au point que ses résultats ne peuvent être qualifiés de valides, est promue depuis son aboutissement en 1998, comme la référence indépassable ayant démontré le bien-fondé de l’abaissement de la glycémie, voire de l’hémoglobine gliquée (non dosée dans l’étude mais extrapolée à partir des glycémies). Si cette étude a été largement promue, 28 ans auparavant, une étude ayant montré une augmentation de mortalité avec les hypoglycémiants, l’étude UGDP, avait été occultée. Ceci illustre d’une part le biais cognitif de confirmation d’hypothèse (seul est retenu l’argument favorable même s’il est imparfait) et les forces culturelles à l’œuvre dans la propagation des idées scientifiques. Depuis l’étude UKPDS, plusieurs essais de meilleure qualité n’ont montré aucun bénéfice majeur de la diminution de l’hémoglobine gliquée (étude PROACTIVE, VADT, etc.), voire un risque augmenté de décès cardiovasculaires ou de mortalité totale (études ACCORD et NICE Sugar). Il a aussi été montré qu’au moins deux molécules diminuant l’hémoglobine gliquée, augmentant le HDL, diminuant les triglycérides et préservant la fonction des cellules bêta-pancréatiques, le muraglitazar et la rosiglitazone, augmentent le risque d’IDM. Pour le moins, le paradigme du bien-fondé de la diminution de la glycémie dans la prise en charge du diabète de type 2 est ébranlé, mais, tant qu’un nouveau modèle n’aura pas été développé, ce domaine de la médecine restera en phase instable et l’objet de discours contradictoires. Vers les rendements décroissants ? Le modèle des rendements décroissants est issu des sciences économiques mais semble s’adapter à la
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