Quand opérer une insuffisance aortique chronique sévère ?
C. TRIBOUILLOY, Service de cardiologie, CHRU Amiens Sud, Amiens
L’insuffisance aortique (IA) représente environ 15 % des valvulopathies sur valve native (figure 1). Les atteintes dystrophiques sont actuellement les plus fréquentes dans les pays industrialisés, les IA rhumatismales devenant rares dans nos régions. Elles sont associées à une dilatation de l’aorte thoracique ascendante dans environ 50 % des cas. Les risques évolutifs sont liés au retentissement ventriculaire gauche (VG) de la régurgitation, source de dysfonction VG, d’insuffisance cardiaque, de décès à long terme, et à l’existence d’une pathologie pariétale aortique, source de dissection et de rupture aortique(1,2). La présence d’une IA sévère et/ou d’une dilatation de l’aorte ascendante associée conduit donc à discuter une éventuelle intervention chirurgicale.
Les plus puissants marqueurs pronostiques identifiés aujourd’hui sont l’âge, la sévérité de l’IA, les symptômes, la dilatation VG, l’altération de la fonction VG et le degré de dilatation aortique. Ces facteurs sont prédictifs de la survie spontanée et/ou postopératoire. Les résultats des séries chirurgicales récentes d’IA opérées sont bons, probablement en rapport avec des interventions plus précoces chez des patients moins symptomatiques atteints d’une cardiopathie moins évoluée. La première étape, basée sur l’échocardiographie, est de vérifier la sévérité de l’insuffisance aortique chronique (tableau 1) et de mesurer les diamètres aortiques (figures 1 et 2), puis de juger de la tolérance fonctionnelle pour distinguer les patients symptomatiques de ceux qui demeurent asymptomatiques. Si l’interrogatoire laisse planer le moindre doute en faveur d’une symptomatologie fonctionnelle chez un patient dit « asymptomatique », on réalise une évaluation à l’effort (épreuve d’effort classique au mieux avec mesure des échanges gazeux respiratoires, écho d’effort) afin de détecter les « faux asymptomatiques ». Figure 1. Insuffisance aortique en échocardiographie transthoracique. À gauche, on visualise un défaut de coaptation valvulaire. À droite, insuffisance aortique centrale en Doppler couleur. Figure 2. Exemple de dilatation anévrysmale de l’aorte ascendante. IA sévère symptomatique En présence d’une IA sévère symptomatique, l’indication opératoire en l’absence de contre-indication est à retenir rapidement (tableau 2), car la présence de symptômes – témoignant en général d’une dysfonction VG – est un facteur pronostique péjoratif (figure 2). L’intervention chirurgicale permet une amélioration fonctionnelle et un gain en termes de survie. Si une évaluation à l’effort détecte un « faux asymptomatique », la chirurgie doit aussi être envisagée. IA chronique asymptomatique Les indications chirurgicales chez les « vrais asymptomatiques » sont plus discutées. En effet, les données de la littérature montrent qu’une IA chronique volumineuse avec dilatation VG peut demeurer asymptomatique pendant de longues périodes, pouvant excéder 10 ou 15 ans, sans altération définitive de la fonction systolique. On hésite donc entre intervenir trop tôt en raison du risque opératoire et des complications des prothèses valvulaires (si l’on opte pour le remplacement prothétique, les plasties étant réalisées plus rarement) ou opérer trop tard en raison du risque de dysfonction ventriculaire gauche et/ou de complications aortiques pariétales. Ces indications opératoires reposent sur l’analyse de différents critères : l’âge, les pathologies associées, les diamètres et volumes télédiastoliques et télésystoliques, la fraction d’éjection (FE) de repos, les diamètres de l’aorte ascendante (figure 3) et le risque opératoire, qui dépend essentiellement des comorbidités et de l’âge. Figure 3. Site de mesure des différents diamètres de l’aorte ascendante. Le diamètre de l’anneau aortique est mesuré en systole, les 3 autres diamètres (sinus de Valsalva, jonction sinotubulaire, aorte tubulaire en systole). • Les patients atteints d’une IA chronique avec dysfonction systolique VG (définie par une fraction d’éjection VG 50 %) sont le plus souvent symptomatiques, mais certains demeurent asymptomatiques. En l’absence de chirurgie, ces patients deviennent rapidement symptomatiques (incidence de survenue des symptômes estimée à plus 25 % par an dans ce sous-groupe) et sont à risque de dysfonction VG irréversible (1,2). Le taux de mortalité est d’autant plus élevé que la FE est diminuée (5,8 %/an quand la FE 55 % vs 2 %/an quand la FE ≥ 55 %) (figure 2) et que cette diminution est ancienne. Ainsi, en l’absence de symptômes, une diminution de la FE de repos doit conduire à envisager la chirurgie (tableau 2). • Les patients atteints d’une IA chronique sévère asymptomatique sans dysfonction VG sont plus fréquents. Ils peuvent rester asymptomatiques pendant de longues périodes, sans dégradation de la fonction systolique. L’apparition des symptômes ou d’une dysfonction VG (FE 50 %) est un facteur prédictif d’évolution défavorable (figures 4 et 5) qui conduit à envisager la chirurgie. Attendre l’installation d’une symptomatologie sévère (dyspnée classes III-IV NYHA) est risqué : la survie postopératoire à 10 ans des patients classes I-II en préopératoire est de 78 % et de 45 % pour les classes préopératoires III-IV (1,2). L’analyse des séries publiées montre que la fréquence d’apparition de symptômes et/ou d’une dysfonction systolique VG est de moins de 6 % par an (1). Cependant, plus du quart des décès ou des dysfonctions VG ne sont pas précédés de symptômes. Le risque de mort subite est faible et concerne surtout les patients avec une très grande dilatation VG. Figure 4. Courbes de survie sous traitement médical d’une série d’insuffisances aortiques chroniques selon la classe fonctionnelle de la NYHA à l’inclusion. La survie des patients en classe I est significativement meilleure que celle des patients en classe II ou en classe IIIIV (d’après Dujardin et al. Circulation 1999 ; 99 : 1851-7). Figure 5. Courbe actuarielle de survie d’une série d’insuffisances aortiques chroniques en fonction du niveau de fraction d’éjection du ventricule gauche (d’après Dujardin et al. Circulation 1999 ; 99 : 1851-7). Chez ces patients asymptomatiques sans dysfonction VG, l’âge et le diamètre télésystolique (DTS) sont les facteurs prédictifs de décès les plus puissants. D’après les travaux de Bonow et coll. (1), le risque de survenue d’un décès, de symptômes ou d’une dysfonction VG systolique est extrêmement faible pour des DTS VG 40 mm (0 %/an) ou des DTD VG 70 mm (2 %/an), alors qu’il est élevé quand ces diamètres excèdent respectivement 50 mm (19 %/an) et 70 mm (10 %/an). Il est logique d’indexer les diamètres à la surface corporelle chez les patients de petite taille non obèses (figure 6) . En l’absence de chirurgie, le taux de mortalité annuel dans la série de Dujardin et coll. est significativement plus élevé quand le DTS VG indexé dépasse 25 mm/m 2 (7,8 %/an versus 1,6 %/an) (2). L’évaluation de la FE à l’effort ne semble pas apporter d’informations supplémentaires majeures (1,2). L’étude du strain longitudinal global sera peut-être utile dans l’avenir pour affiner les indications opératoires chez ces patients asymptomatiques. Figure 6. Courbes actuarielles de survie d’une série d’insuffisances aortiques chroniques sous traitement médical selon la valeur à l’entrée de l’étude du diamètre télésystolique ventriculaire gauche (DTS VG). IA associée à une dilatation anévrysmale de l’aorte thoracique ascendante Les patients porteurs d’une IA associée à une dilatation anévrysmale de l’aorte ascendante (IA dystrophique, figure 2), que l’on rencontre dans le syndrome de Marfan, la maladie annuloectasiante et les bicuspidies, sont exposés à un risque de dissection aortique ou de rupture aortique, et donc de décès, quelle que soit la sévérité de l’IA. Ce risque est statistiquement d’autant plus important que le diamètre de l’aorte ascendante est important, mais des dissections peuvent survenir pour des diamètres peu, voire non augmentés sur des aortes histologiquement pathologiques. D’une manière générale, ce risque devient considérable quand la dilatation de l’aorte dépasse 60 mm. Ce marqueur du risque de dissection est donc imparfait. Néanmoins, faute de paramètres plus performants prédictifs du risque de dissection, les indications de chirurgie prophylactique de l’aorte ascendante, quelle que soit la sévérité de l’IA, sont aujourd’hui basées sur des valeurs seuils de diamètre (tableau 3) déterminées par un consensus d’experts (1,2). La vitesse de progression des diamètres aortiques est probablement un facteur pronostique tout aussi important que le diamètre mesuré à un moment donné, et doit donc être pris en compte lors de la surveillance d’un patient. Enfin, il faut tenir compte du morphotype du patient, en particulier chez les femmes de petite surface corporelle. Malheureusement, on ne dispose pas de données robustes dans la littérature pour conseiller des valeurs de diamètres aortiques indexés à la surface corporelle, ce qui explique que les dernières recommandations de l’ESC ne fassent pas référence à ce type de seuils indexés (2). * Histoire familiale de dissection et/ou diamètre de l’aorte qui augmente de plus de 2 mm/an sur des mesures répétées utilisant la même technique d’imagerie, mesurées au même niveau de l’aorte, et confirmées par une autre technique, insuffisance aortique sévère ou insuffisance mitrale sévère, désir de grossesse. ** Coarctation de l’aorte, HTA, antécédent familial de dissection ou d’augmentation du diamètre aortique de plus de 2 mm/an sur des mesures répétées utilisant la même technique d’imagerie, mesurées au même niveau de l’aorte et confirmées par une autre technique. Le traitement chirurgical Le traitement chirurgical de l’IA chronique sans dilatation anévrysmale de l’aorte ascendante consiste le plus souvent en un remplacement valvulaire par prothèse mécanique ou bioprothèse. Les plasties aortiques sont plus rarement effectuées et nécessitent un chirurgien expérimenté dans ce domaine. La mortalité opératoire du remplacement valvulaire aortique est proche de 3 % dans les séries récentes. Chez les patients asymptomatiques, ce risque est plus faible ( 1,5 %) et la survie à 5 ans, comprise entre 83 et 90 %, est excellente. En présence d’une dilatation anévrysmale de l’aorte ascendante, un remplacement combiné de la valve aortique et de l’aorte ascendante avec réimplantation des coronaires peut être indiqué, quelle que soit la sévérité de l’IA (intervention de Bental). Cette chirurgie « prophylactique » de la dissection a permis une amélioration considérable du pronostic de ces patients. Dans le syndrome de Marfan, l’espérance de vie estimée à 45 ans en 1972 atteindrait aujourd’hui 72 ans. La mortalité opératoire dans les séries récentes est
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