Gestion périopératoire des anticoagulants oraux directs
A. GODIER*/**, I. GOUIN-THIBAULT**/***, N. ROSENCHER°, P. ALBALADEJO°° Groupe d’intérêt en hémostase périopératoire (GIHP) *Service d’anesthésie-réanimation, Fondation ophtalmologique Adolphe de Rothschild, Paris. **INSERM UMR-S1140, Université Paris Desc
Les premiers anticoagulants oraux directs (AOD) ont été commercialisés en 2008. Leur prescription va croissant puisque les AOD représentaient en décembre 2013 30 % des anticoagulants oraux prescrits en France, selon les données de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Trois AOD sont disponibles en France en 2014 : un antithrombine, le dabigatran etexilate (Pradaxa®, Boehringer-Ingelheim), premier arrivé, puis deux anti-Xa directs, le rivaroxaban (Xarelto®, Bayer) et l’apixaban (Eliquis®, BMS-Pfizer).
Comme tous les antithrombotiques, ils exposent à un risque hémorragique, qui implique une prise en charge spécifique lors d’un accident hémorragique ou en périopératoire d’une chirurgie programmée ou urgente. Ce texte discute les différents aspects de la prise en charge périopératoire des patients traités par AOD au long cours et présente les propositions faites par le Groupe d’intérêt en hémostase périopératoire (GIHP)(1-4) pour aider le clinicien dans sa pratique, en attendant que des recommandations puissent être faites à partir de données robustes.
Risque hémorragique des AOD Les anticoagulants oraux directs exposent, comme tous les antithrombotiques, à des complications hémorragiques. Les essais pivots qui ont conduit à l’obtention des autorisations de mise sur le marché ont montré que le risque d’hémorragie grave persistait avec les AOD. L’incidence des hémorragies graves associées au rivaroxaban est comparable à celle des AVK, que ce soit dans l’étude ROCKET- AF (5) de prévention des accidents vasculaires cérébraux et des embolies systémiques chez les patients traités pour une fibrillation auriculaire, ou dans l’étude EINSTEIN-DVT (6), dans la prévention des récidives après thrombose veineuse profonde. Dans l’étude EINSTEIN-PE (7), pour la prévention des récidives après embolie pulmonaire, le rivaroxaban est associé à une réduction des hémorragies graves, comparé aux AVK. L’apixaban, quant à lui, est associé à une diminution des hémorragies graves dans ARISTOTLE (8), essai mené pour la prévention des accidents vasculaires cérébraux et des embolies systémiques chez les patients traités pour une fibrillation atriale. Dans RELY (9) comme dans RECOVER (10), les deux essais ayant évalué l’efficacité et la sécurité du dabigatran, l’un pour la prévention des accidents vasculaires cérébraux et des embolies systémiques chez les patients traités pour une fibrillation atriale et l’autre pour la prévention des récidives après thrombose veineuse profonde, l’incidence des complications hémorragiques majeures était comparable avec le dabigatran (150 mg 2 fois par jour) ou avec les AVK, mais diminuées de 20 % avec le dabigatran 110 mg. Cependant, les hémorragies graves n’ont pas toutes les mêmes conséquences et il faut noter que dans toutes les études de phase III concernant la fibrillation atriale, les AOD réduisent l’incidence des hémorragies intracrâniennes. Prise en charge d’une hémorragie associée aux AOD Absence d’antidote commercialisé Des antagonistes des facteurs Xa et IIa sont en développement. Les résultats des premières études sont prometteurs, mais ces molécules ne seront pas commercialisées avant encore quelques années. Un facteur Xa recombinant a ainsi montré qu’il pouvait représenter un antidote potentiel pour les inhibiteurs du Xa (11). Il s’agit d’une forme tronquée de facteur Xa avec un site catalytique inactif et une haute affinité pour les inhibiteurs du facteur Xa. L’antidote du dabigatran est un anticorps spécifique de l’AOD, de forte affinité, et présentant des similarités structurelles avec la thrombine (12). Cet anticorps est dénué d’activité sur les tests de coagulation et un essai clinique est actuellement en cours en France. Dialyse L’hémodialyse n’a d’intérêt que pour le dabigatran. Sa liaison aux protéines plasmatiques est relativement faible (35 %). Une étude de phase 1, réalisée sur 7 patients dialysés chroniques a montré que 4 heures d’hémodialyse réalisée avec un débit sanguin de 200 ou de 400 ml/ minute permettait de réduire la concentration de dabigatran de 49 et 59 %, respectivement (13). La fin de la dialyse était marquée par une redistribution du dabigatran, qui était néanmoins peu importante (16 %). Charbon actif L’utilisation de charbon actif permet de limiter l’absorption des AOD et semble avoir un effet prolongé. Une étude réalisée chez des volontaires sains montre que l’administration de charbon jusqu’à 6 heures après la prise orale d’apixaban permet encore de réduire les concentrations plasmatiques (14). Agents hémostatiques Trois agents hémostatiques non spécifiques sont proposés en cas d’hémorragie grave associée aux AOD. Il s’agit des concentrés de complexe prothrombinique non activé (CCP, correspondant aux anciens PPSB) ou activé ( Factor Eight Inhibitor Bypassing Activity FEIBA ®) et du facteur VII active recombinant (rFVIIa). Les CCP et le rFVIIa ont été les premiers à être suggérés ; à présent, les concentrés activés font de plus en plus partie des recommandations internationales (15-18), séduisants par l’association de facteurs de coagulation sous forme active et non active. Néanmoins, l’efficacité de ces agents n’est pas établie. Ils ont été évalués chez l’animal et le volontaire sain. F.M. Lee et coll. ont réalisé une analyse détaillée des 11 études animales et des 2 essais chez l’homme ayant évalué l’efficacité de ces agents hémostatiques pour reverser les AOD (19). Selon l’agent hémostatique et l’AOD testés, on observe une correction plus ou moins marquée de certains paramètres de tests d’hémostase spécifiques, tandis que chez l’animal les résultats sur la réduction du saignement sont contradictoires, rendant difficile toute conclusion formelle. De plus, ces agents hémostatiques sont coûteux et exposent à un risque thrombotique potentiel, non évalué dans ces situations spécifiques. Le rFVIIa en particulier s’associe à des complications thrombotiques, surtout artérielles, d’autant plus fréquentes que les sujets sont âgés (20). Pour ces raisons, en cas de tentative d’antagonisation, le choix se porte aujourd’hui plutôt vers les CCP activés ou non. Synthèse de la prise en charge d’une hémorragie associée aux AOD En pratique, devant un accident hémorragique associé aux AOD, il faut en premier lieu distinguer une hémorragie grave, qui nécessite une prise en charge urgente et spécifique, d’une hémorragie non grave, qui sera d’abord prise en charge de façon purement symptomatique. Un dosage spécifique de l’AOD est réalisé avec recueil précis de l’heure de la dernière prise, la dose, le nombre de prises par jour et la fonction rénale du patient, évaluée par la formule de Cockcroft and Gault. Ensuite, les mesures conventionnelles non spécifiques à appliquer en cas de saignement sont mises en œuvre : compression mécanique, intervention chirurgicale ou endoscopique, embolisation, transfusion (et interruption du traitement). L’antagonisation du traitement par CCP ou FEIBA ® est tentée sans délai en cas d’hémorragie dans un organe critique, ou en cas de concentration d’AOD élevée dans les autres types d’hémorragies graves, si le traitement conventionnel ne suffit pas (1,2). Le GIHP a proposé des modalités de prise en charge des hémorragies associées aux AOD détaillées dans la figure 1. Figure 1. Prise en charge d’une hémorragie associée aux AOD. Gestion périopératoire des AOD Les patients traités au long cours par AOD et nécessitant un geste invasif sont de plus en plus nombreux. Leur prise en charge découle, comme pour tous les antithrombotiques, de la mise en balance de deux risques : le risque thrombotique du patient, augmenté par l’arrêt des AOD, et le risque hémorragique de la chirurgie, augmenté par la poursuite des AOD. La mise en balance de ces deux risques permet de déterminer la conduite à tenir optimale parmi 4 possibilités théoriques : poursuite des AOD, arrêt des AOD sans relais, arrêt des AOD avec relais, prise en charge en urgence. Mais cette mise en balance est difficile et ne repose aujourd’hui sur aucune recommandation forte car les données publiées sont encore peu nombreuses et notre expérience de prise en charge de ces patients est encore fragile. Le GIHP a fait des propositions de prise en charge périopératoire de ces patients qui dépendent du degré d’urgence et de l’évaluation des risques hémorragiques et thrombotiques (3,4). Elles intègrent aussi les modalités d’arrêt, de relais éventuel et de reprise. Évaluation du risque hémorragique Cette évaluation a été simplifiée par les Recommandations pour la pratique clinique (RPC) des AVK (21). En effet, ces RPC distinguent deux types de situations : les situations à faible risque hémorragique, où la chirurgie peut être réalisée sans arrêt des AVK, et les situations à risque hémorragique élevé, qui nécessitent de corriger la coagulation avant la réalisation de la chirurgie afin de prévenir les accidents hémorragiques. Le risque hémorragique dépend à la fois du patient et de la procédure : - le risque hémorragique lié au patient est fonction de ses antécédents, de l’existence d’une coagulopathie congénitale ou acquise et de la prise concomitante d’autres médicaments interférant avec l’hémostase ; - les procédures à faible risque hémorragique correspondent aux procédures induisant des saignements peu fréquents, de faible intensité et aisément contrôlés, ce qui inclut la chirurgie cutanée, la chirurgie de la cataracte, les actes de rhumatologie de faible risque hémorragique et certains actes de chirurgie bucco-dentaire et d’endoscopie digestive, etc. Les autres procédures invasives sont donc considérées à risque hémorragique modéré ou élevé. Évaluation du risque thrombotique Cette évaluation a été elle aussi simplifiée par les RPC, en identifiant deux types de risque thrombotique lié au patient : le risque élevé ou le risque modéré (un patient traité par anticoagulant présentant, par définition, un risque thrombotique). Cette évaluation a pour principal but d’estimer le risque thrombotique d’une interruption de quelques jours des AOD afin de déterminer la nécessité ou non d’un relais par un autre anticoagulant, plus maniable ou mieux connu. Le relais, réalisé en cas de risque élevé, permettrait de réduire la fenêtre sans anticoagulant et donc le risque thrombotique. Brièvement, le risque est ainsi défini par les RPC : - chez les patients porteurs d’une FA, le risque thromboembolique est élevé en cas d’antécédent d’accident ischémique cérébral, transitoire ou permanent, ou d’embolie systémique. Dans les autres cas, le patient n’est pas considéré comme à haut risque ; - dans le cadre de la maladie thromboembolique veineuse, les patients sont à haut risque thromboembolique en cas d’accident (thrombose veineuse profonde et/ou embolie pulmonaire) datant de moins de 3 mois, ou de maladie thromboembolique récidivante idiopathique (nombre d’épisodes ≥ 2, au moins un accident sans facteur déclenchant). Si l’accident date de moins d’un mois, le risque est très élevé ; - on notera que si les patients porteurs d’une valve mécanique sont tous considérés à risque
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