Les statines diminuent la mortalité en prévention primaire : il n’y a pas de doute à avoir sur ce point
François DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque
Comme il a été écrit dans la mise au point de départ de ce dossier, des métaanalyses menées depuis 2011 par la collaboration Cochrane ont démontré que les statines permettent de diminuer la mortalité totale en prévention primaire.
Alors pourquoi revenir sur ce sujet ? Pour deux raisons. La première est que la controverse médiatique concernant les statines a principalement porté sur la prévention primaire et sur une nocivité supposée des statines dans cette situation clinique. La deuxième est que, lors d’une enquête récente menée par le CNCF et à laquelle ont répondu 345 cardiologues (80 % étant libéraux et 20 % étant hospitaliers), à la question « en prévention cardiovasculaire primaire, pensez-vous que les statines diminuent la mortalité totale ? », 45 % des cardiologues ont répondu« Non ». Il est donc utile de revenir sur les éléments probants.
Une controverse qui joue sur les mots Une partie importante de la controverse sur les statines a porté sur leur utilisation en prévention CV primaire. Dans l’esprit et les propos des contempteurs des statines, la sémantique utilisée dans cette controverse a glissé par amalgame et métonymie*, d’une discussion sur leur utilité éventuelle en prévention primaire, à une discussion sur leur efficacité, voire leur nocivité dans cette situation clinique. En effet, dans les concepts d’efficacité et de nocivité figurent la notion d’utilité et là, le glissement s’est fait un sens partant d’un composant (l’utilité) à un tout potentiellement englobant (efficacité ou nocivité). Cet amalgame fit que le profane a fini par ne plus discerner la notion d’utilité (qui résulte d’une interprétation normative, voir article spécifique dans le prochain dossier) de l’efficacité et de la nocivité qui sont des faits. L’objectif étant de l’inciter à penser que les statines ne sont pas efficaces en prévention CV primaire. * Métonymie : figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu, comme la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l’institution qui y est installée… Exemple, appeler le ministère des Affaires étrangères « le quai d’Orsay », ou celui de l’intérieur « la place Beauvau », or, ces lieux ne comprennent pas que ces ministères. Ainsi proposer de confondre « utilité » et « efficacité » tend à confondre un tout avec une de ses parties et créer le sous-entendu du lien logique, si l’utilité se discute, c’est que l’efficacité se discute aussi. Or, dans ce débat, il est très important de distinguer l’utilité de l’efficacité. Et disons-le clairement, les statines sont efficaces car globalement bénéfiques en prévention CV primaire : elles réduisent le risque d’IDM, d’AVC, de décès CV et la mortalité totale, indépendamment des caractéristiques de base des patients, dès lors qu’ils sont à risque substantiel d’avoir un événement CV majeur dans les 2 à 5 ans. Toutes les preuves sont là. Mais, le risque CV en prévention primaire étant parfois très faible, l’utilité des statines peut alors être discutée tant à l’échelle individuelle que populationnelle : combien de patients faut-il traiter pour éviter un événement CV majeur ? À partir de quel nombre de patients à traiter pour éviter un tel événement juge-t-on que le traitement est utile ? La réponse à cette question n’est qu’un jugement de valeur, soit éthique, soit économique, mais pas un fait. Or, plus le risque CV est faible, plus le nombre de patients à traiter est élevé et donc, d’une part, plus le nombre de patients ayant des effets indésirables (douleurs musculaires notamment) pour éviter un événement augmente et, d’autre part, plus le coût pour un système de santé augmente, ce qui met bien le concept d’utilité au centre du débat sans remettre en cause l’efficacité. La notion d’utilité est en fait un arbitrage entre deux logiques : logique d’efficacité et logique économique. De là à dire que les statines ne sont pas efficaces, voire qu’elles sont nocives, il y a un pas à ne pas franchir, sauf à avoir une franche méconnaissance de la rhétorique ou du problème, pour ne pas dire une incompétence, ou alors en avoir une bonne connaissance mais avoir un certain cynisme relatif à une interprétation particulière des faits, c’est-à-dire interpréter les faits à la lumière d’une idéologie. La différence entre la science et l’idéologie est que le scientifique confronte en permanence les faits à une mise à l’épreuve pour juger de leur valeur, définie par leur réfutabilité, alors que l’idéologue, tendu par une exigence de mise en forme, voire de mise en sens, est conduit intentionnellement ou non, à effectuer une sélection parmi les faits, et à reformer, voire déformer les faits pour les rendre conformes à une vision antérieure à ceux-ci, supposée être la seule et bonne vision : ainsi, le scientifique veut la vérité en vue d’elle-même, l’idéologue veut la « vérité » en vue d’autre chose (propos adaptés de Carole Widmaier, Peut-on s’approprier collectivement le discours scientifique ? in Croire et faire croire, usages politiques de la croyance. Presses de SciencePo novembre 2017). Alors quels sont les faits ? La complexité de ceux-ci rend compte qu’un regard superficiel, partiel ou partial, peut conduire, en dehors de tout cynisme, à des opinions inappropriées au problème de fond. Une difficulté à démontrer une réduction de mortalité totale en prévention primaire L’élément souvent mis en avant pour supposer que les statines seraient inutiles, voire inefficaces est de montrer que, dans un grand nombre d’essais thérapeutiques contrôlés conduits en prévention primaire, il n’a pas été observé de réduction de la mortalité totale. Pourquoi ce critère ? Par un jugement a priori, une opinion donc, qui suppose que si un traitement diminue la mortalité totale, il est globalement bénéfique, en d’autres termes que, quels que soient ses risques, ses bénéfices sont supérieurs à ceux-ci. Mais juger la valeur d’un essai sur ce seul critère démontre une absence de réflexion sur les problèmes liés à l’évaluation de la mortalité totale, sur la possibilité de mise en évidence de sa diminution significative dans un essai thérapeutique contrôlé et enfin, sur sa signification. Pour démontrer une réduction de mortalité totale dans un essai thérapeutique contrôlé, il faut au moins 2 conditions regroupées sous 2 termes : un « effet structure » et un « effet puissance ». Il y a une nuance particulière à l’effet structure qui est l’« effet patient » mais qui ne sera pas développée ici, faisant plus partie de rappel de méthodologie. De plus, il faut aussi un « effet traitement », c’est-à-dire qu’il faut que le traitement soit efficace, et, dans le cas des statines (ou plus largement des hypolipémiants), nous verrons qu’il y a des caractéristiques spécifiques contingentes à cette efficacité. Pour rendre compte de ce que recouvrent les effets cités, prenons l’exemple d’un traitement qui est efficace à réduire la mortalité coronaire en moyenne de 40 % en valeur relative. Nous verrons dans quelques exemples qu’il peut être soit très facile, soit au contraire très difficile, voire impossible de démontrer une réduction de mortalité totale dans un essai, alors qu’il s’agit d’un traitement réellement efficace sur les objectifs souhaités : réduction du risque d’IDM et de la mortalité qui y est associée. L’effet structure L’effet structure correspond à la structure de la mortalité totale, c’est-à-dire aux parts relatives des différentes causes de mortalité dans la mortalité totale. On comprend que plus la cause de mortalité réduite par le traitement sera importante parmi les causes de décès, plus il sera possible de démontrer une réduction de mortalité totale. Et donc, on peut comprendre que si une statine réduit de 40 % la mortalité par IDM et si les IDM représentent 76 % des causes de décès dans la population d’un essai thérapeutique, il sera possible et relativement aisé de démontrer une réduction de la mortalité totale, ce qui a été le cas dans l’étude 4S. Dans un tel essai, comme le traitement ne modifie aucune autre cause de décès, dans un sens ou dans l’autre, en diminuant de 40 % une cause de mortalité qui représente 76 % des causes des décès, le traitement réduit ipso facto la mortalité totale de 30,4 %. En revanche, dans un essai où la mortalité coronaire ne représenterait que 1,6 % des causes de décès, il devient difficile, voire quasi impossible de démontrer une réduction de mortalité totale, ce qui fut le cas dans l’étude CORONA. Dans ce cas, le même traitement qui réduit la mortalité coronaire de 40 %, et en supposant toujours qu’il ne modifie aucune autre cause de décès, ne diminue la mortalité totale que de 0,64 %. On aborde ici pleinement la distinction entre utilité et efficacité. Dans les deux populations citées, celle de l’étude 4S et celle de l’étude CORONA, le traitement est efficace, il réduit de 40 % le risque de décès par IDM, mais comme ce risque est très faible dans la population de l’étude CORONA, la question de l’utilité du traitement mérite d’être posée. Et on peut aussi comprendre qu’il s’agit d’un choix et donc d’un élément normatif et non factuel. Alors, qui doit choisir de prescrire ou non le traitement : les autorités sanitaires, les sociétés savantes rédigeant des recommandations, le médecin ou le patient ? Et ainsi, face à des valeurs différentes à l’origine d’un choix, on peut imaginer ce dialogue entre un médecin et un patient perplexe : – « Monsieur, oui, ce traitement est efficace pour réduire votre risque d’infarctus du myocarde, mais comme votre probabilité de mourir d’un infarctus du myocarde est très faible, ce traitement n’est pas utile pour vous. – Oui, mais docteur, on ne meurt pas toujours d’un infarctus du myocarde, et si le traitement diminue aussi mon risque d’avoir un infarctus du myocarde ou d’avoir un AVC sans en mourir toutefois, devient-il utile selon vos critères ? – Vous me perturbez avec votre question. Moi, mon raisonnement, mon critère de jugement de l’utilité d’un traitement, c’est la mortalité, un point c’est tout, les problèmes dont vous me parlez sont en quelque sorte subalternes. – Puis-je alors me permettre de vous répondre que, souvent, ce qui est quantifiable n’est pas utile et qu’à l’inverse, souvent, ce qui est utile n’est pas quantifiable… » Ce dialogue fictif rend compte que deux notions complémentaires sont à ajouter à ce paragraphe concernant l’effet structure de la mortalité totale. La première est que lorsqu’au terme d’un essai thérapeutique contrôlé n’ayant pas démontré de réduction de mortalité totale, des commentateurs indiquent que « maintenant les patients sont trop bien traités, et il devient difficile de démontrer une réduction de la mortalité totale », cela fait directement référence à l’effet structure
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