Lipides : pourquoi des recommandations sur un même sujet et élaborées à partir des mêmes données scientifiques peuvent-elles être divergentes ?
François DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque
Établir un texte de recommandations thérapeutiques pour la pratique clinique consiste à transposer des faits bruts, les données de la science, en recettes pratiques afin d’améliorer l’état de santé d’une population. Pourtant, partant des mêmes faits bruts, divers textes de recommandations sur un même thème, les lipides, peuvent proposer des stratégies thérapeutiques différentes. Pourquoi ? Parce que plusieurs logiques sont à l’œuvre dans ces démarches, logiques pouvant poursuivre des intérêts contradictoires qu’il faut tenter de concilier. Et ainsi la valeur des données scientifiques disponibles peut être diversement appréciée de même que leur interprétation peut être différente.
En 2013-2014, de nouvelles recommandations pour la prise en charge des dyslipidémies ont été émises en Amérique du Nord (ACC et AHA) et en Angleterre (NICE) qui proposaient de recourir exclusivement aux statines et de les utiliser à une dose proportionnelle au risque du patient pris en charge, indépendamment de ses paramètres lipidiques. Ce faisant, elles abolissaient les seuils et cibles d’intervention basées sur le LDL-C. Et les principales recommandations qu’elles proposaient étaient gradées avec les plus hauts niveaux de recommandations et de preuves. D’emblée, quelques sociétés savantes de lipidologues ont indiqué qu’elles ne souscrivaient pas à ces recommandations. En 2016, les recommandations européennes (ESC) pour la prise en charge des dyslipidémies proposaient toujours des cibles lipidiques, dépendantes du niveau de risque avec des grades de recommandations IB pour les cibles les plus basses. Elles proposaient aussi, à défaut de pouvoir atteindre ces cibles, que le LDL soit au moins diminué d’une valeur relative définie (c’est-à-dire diminué de 50 %). Ces recommandations préconisaient aussi une prise en charge des triglycérides qui pouvait faire recourir aux fibrates ou aux oméga-3 par exemple. En 2015, les recommandations nord-américaines de la National Lipid Association (NLA) indiquaient que tant le LDL-C que le non-HDL-C étaient les cibles du traitement lipidique, et ce alors que les recommandations de 2013 de l’ACC et de l’AHA indiquaient qu’il n’y avait jamais eu d’études ayant eu comme objectif d’abaisser et/ou d’évaluer le non-HDL-C et donc que ce paramètre ne devait pas être pris en compte. Pourquoi ces divergences ? Quelle attitude relève du plus haut niveau de preuve ? Ou n’est-on qu’en face d’interprétations différentes de faits scientifiques, interprétations reflétant des écoles de pensée différentes ? Fixer un objectif de LDL-C, est-ce une attitude scientifiquement validée et bénéfique ? Depuis au moins la décennie 1980, et les premières recommandations nord-américaines pour la prise en charge des dyslipidémies, il a été proposé que les divers paramètres lipidiques soient contenus, par la diététique ou la thérapeutique, en-dessous de certaines valeurs pour le cholestérol total, pour le LDL-C et pour les triglycérides ou au-dessus d’une certaine valeur pour le HDL-C. Ce modèle, qui ne reposait alors sur aucune preuve du bénéfice d’une telle attitude reposait sur des données d’observation épidémiologique montrant une relation linéaire, et même loglinéaire et sans seuil, entre certains paramètres lipidiques et le risque CV. Arbitrairement donc, des valeurs ont été désignées comme ne devant pas être dépassées afin de garantir un risque CV qui soit le plus bas possible. À ce sujet, il est intéressant de lire les arguments ayant fait que la NLA en 2015 recommande que le non-HDL-C soit une cible thérapeutique (encadré) : on y verra qu’il s’agit d’arguments physiopathologiques et épidémiologiques, sans que des essais thérapeutiques spécifiques aient démontré la valeur de cette attitude. Il s’agit donc d’une interprétation que l’on pourrait dénommée « lipidologique » des données disponibles. Puis vinrent les essais thérapeutiques, notamment et surtout ceux menés avec les statines. Et, l’observation du niveau de LDL-C atteint dans les groupes traités a contribué à proposer des valeurs cibles de LDL-C de plus en plus basses, au fur et à mesure que celles-ci diminuaient dans les essais cliniques. Chez les patients à haut risque, dans les recommandations, on est ainsi passé de valeurs cibles de LDL-C inférieures à 1,25 g/l, à des valeurs inférieures à 1,00 g/l puis inférieures à 0,70 g/l et en 2017, une société savante a même proposé dans certains cas une valeur cible inférieure à 0,50 g/l. Puisque ces valeurs étaient celles atteintes dans les groupes traités par statine, cette démarche a été considérée par certains comme scientifiquement validée, permettant de fusionner une interprétation « lipidologique » des données avec une vision que l’on pourrait dénommée de « méthodologistes », c’est-à-dire, fondée sur des preuves. Mais, proposer une cible lipidique en fonction des taux de LDL-C atteints dans les essais cliniques est-elle la seule analyse possible des résultats de ces essais cliniques ? Est-ce une démarche réellement validée ? Est-ce une démarche bénéfique et sans risque ? Proposer une cible de LDL-C est une des interprétations possibles des résultats des essais thérapeutiques, non exclusive Les études ayant évalué des hypolipémiants, et majoritairement des statines, n’avaient pas et n’ont jusqu’à ce jour, jamais eu comme objectif d’évaluer les effets cliniques associés à l’atteinte d’une cible particulière de LDL-C. Ces études ont évalué des hypolipémiants à dose le plus souvent fixe, contre placebo, dans des populations particulières. Pour démontrer un bénéfice clinique, ces études ont d’abord inclus des patients à très haut risque, risque caractérisé notamment par un LDL élevé. Puis au fur et à mesure des succès enregistrés, l’effet des traitements a été évalué, toujours contre placebo, dans des populations à plus bas risque caractérisées notamment par un LDL-C plus bas. Dans certains essais, conduits chez des patients traités par une statine à une certaine dose, il a été évalué si l’utilisation d’une statine à plus forte dose apporte un bénéfice supplémentaire. L’objectif a toujours été d’évaluer une molécule et/ou une dose donnée d’une molécule. Pour faire un parallèle avec l’hypertension artérielle, dans ce domaine ce sont le plus souvent des cibles tensionnelles qui ont été évaluées, cibles que l’on pouvait atteindre avec divers traitements ayant donc été considérés comme traitements validés en cas de succès. Les essais effectués sans cibles tensionnelles ont été faits pour comparer des traitements entre eux dans des groupes ayant des chiffres tensionnels équivalents et à l’objectif fixé. L’objectif principal des études conduites dans l’hypertension est de déterminer si en abaissant les chiffres tensionnels en dessous de certaines valeurs absolues il existe un bénéfice clinique sans risque associé. Dans les dyslipidémies, l’objectif était d’évaluer des traitements contre placebo, principalement, mais sans objectif lipidique absolu, la valeur atteinte sous traitement étant celle permise par l’effet du traitement et indiquant, a posteriori, qu’il existe un bénéfice à atteindre cettevaleur (vision lipidologique) ou que le traitement est bénéfique et sans risque, même à des valeurs basses de LDL-C (vision méthodologique). Dans le domaine des lipides et essentiellement dans celui de l’évaluation des statines, quand sont croisées une vision lipidologique et une vision méthodologique des essais thérapeutiques prenant en compte les paramètres lipidiques et non le traitement, il a été démontré que toutes les études effectuées ont eu des résultats concordants. Et leur synthèse peut être formulée comme suit : – à toute diminution de 1 mmol/l de LDL-C, est associée une réduction relative de 22 % du risque d’événements CV majeurs en 4 à 5 ans ; – l’ampleur du bénéfice clinique est dépendante du temps, de plus en plus élevée avec le temps mais tendant à devenir stable au-delà de 4 à 5 ans (limites de durée des essais thérapeutiques disponibles) ; – l’effet clinique corrélé à la diminution du LDL-C est indépendant de la valeur de base des paramètres lipidiques : que le LDL-C soit élevé ou pas, que le HDL-C soit élevé ou pas, que les triglycérides soient élevés ou pas ; – cet effet est indépendant des paramètres démographiques de base (genre et âge) ; – cet effet est indépendant de la situation clinique de base (prévention primaire ou secondaire, diabète ou pas...). Ces résultats ont cependant certaines limites concernant les statines parmi lesquelles : – il n’y a pas de bénéfice clinique chez les insuffisants rénaux dialysés ; – il n’y a pas de réduction significative des AVC hémorragiques et peut-être une augmentation de ce risque précocement après un AVC hémorragique ; – il existe une augmentation du risque de diabète (dont les conséquences cliniques ne sont pas connues). L’augmentation du risque de diabète paraît liée aux statines et non à la diminution du LDL-C. Dès lors, sous réserve des limites citées, une autre modalité d’analyse des résultats des essais cliniques pouvait être envisagée : – les statines (voire divers hypolipémiants) sont des traitements permettant de réduire le risque CV indépendamment des caractéristiques de base des patients et donc indépendamment des paramètres lipidiques de base ; – l’analyse des paramètres lipidiques n’est donc pas un élément indispensable à la prise de décision thérapeutique ; – plus un patient est à risque d’événement CV, quelle que soit la valeur de son LDL-C, plus il justifie que ce risque soit diminué et les statines doivent donc être proposées à doses d’autant plus importante que le risque CV est élevé. Comme il a été jugé que ce mode d’analyse était plus pertinent, plus en accord avec des preuves cliniques de la prise en charge des « dyslipidémies », une vision méthodologique a fini par l’emporter et c’est donc ce mode d’analyse qui a été retenu en 2013 dans les recommandations nord-américaines de l’ACC et l’AHA et en 2014 dans les recommandations anglaises du NICE. Dès lors que ces recommandations faisaient quasi-abstraction des paramètres lipidiques, elles ne pouvaient qu’être critiquées par les tenants de l’hypothèse lipidique. Par simplification ou schématisation, il est possible de dire que les lipidologues jugent qu’il faut principalement raisonner en fonction des paramètres lipidiques, le risque n’étant qu’une composante associée à la prise en charge des lipides et que les méthodologistes jugent qu’il faut principalement raisonner en fonction du risque, les paramètres lipidiques n’étant qu’une composante associée à la prise en charge du risque. Ainsi, des visions différentes, fruits d’écoles de pensée et de méthodes différentes peuvent
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