Recommandations, AMM et utilité des hypolipémiants - Logiques et modèles sous-jacents
François DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque
L’élaboration d’un texte de recommandations thérapeutiques pour la pratique clinique et l’attribution d’une AMM (Autorisation de mise sur le marché) avec une indication pour un traitement dans le domaine des lipides sont deux démarches ayant un substrat commun : évaluer un dossier scientifique afin de juger s’il faut utiliser ou mettre à disposition un traitement permettant d’améliorer l’état de santé d’une population. Pourtant, les modalités d’utilisation d’un traitement telles que définies par ses indications peuvent être différentes de celles proposées dans un texte de recommandations et divers textes de recommandations sur un même thème peuvent proposer des stratégies thérapeutiques différentes. Pourquoi ? Parce que plusieurs logiques sont à l’œuvre dans ces démarches, et notamment deux logiques particulières aux intérêts pouvant être contradictoires : une logique économique conduisant à tenir compte de contraintes financières permettant la pérennité d’un système de soins et une logique thérapeutique visant à promouvoir l’accès des patients ou consommateurs de soins aux innovations thérapeutiques.
Des recommandations de pratique sur un même thème, dans notre cas, la prise en charge des dyslipidémies, peuvent aboutir à des propositions de stratégies thérapeutiques différentes, laissant le médecin perplexe. Il est d’autant plus perplexe que les données scientifiques à l’origine des diverses recommandations sur un même thème sont censées être les mêmes et ces données étant assimilées à des faits, devraient conduire à de mêmes propositions de pratique dans les diverses recommandations. C’est oublier que diverses logiques doivent être conciliées et que diverses analyses de mêmes faits peuvent être produites par des experts différents, considérant un fait comme plus ou moins fiable, et que des interprétations différentes répondant à des démarches d’école sont aussi à l’œuvre dans l’élaboration de recommandations. Le médecin peut être d’autant plus perplexe que les propositions d’utilisation d’un traitement pour la prise en charge des dyslipidémies produites dans un texte de recommandations peuvent être différentes des autorisations d’utilisation et de remboursement dans le cadre de l’AMM de ce même traitement. Pourtant, au départ et dans les deux cas, recommandations et attribution d’une indication, les données scientifiques servant de support à l’utilisation de ce traitement peuvent paraître identiques. Alors pourquoi une telle différence à l’arrivée ? Cet article (parfois avec sarcasme) se propose d’exposer quelques-unes des logiques sous-jacentes et des modèles pouvant conduire à proposer une stratégie thérapeutique plutôt qu’une autre dans un texte de recommandations concernant les dyslipidémies et en quoi un jugement différent sur l’utilisation de ce traitement peut être produit dans une indication. Le premier modèle qui sera pris en compte est celui du rapport coût-bénéfice d’un traitement reposant pour les administrations en charge des finances publiques sur une logique financière et pour les médecins sur une logique utilitariste et éthique. Pour cela, il faudra parler à plusieurs reprises d’un outil, le NNT, en en illustrant les apports potentiels et les limites. Différences entre recommandations et AMM Un exemple qui peut avoir surpris les médecins est que l’atorvastatine a un statut différent dans certaines recommandations et dans ses indications en France. Ainsi, en 2014, les recommandations anglaises du NICE pour la prise en charge des dyslipidémies proposaient d’utiliser une statine, et nommément l’atorvastatine à 20 ou 80 mg/j, pour la prévention des événements CV majeurs en prévention CV primaire ou secondaire. En France, en 2017, l’indication de l’atorvastatine comprenait deux items, le premier étant « l’hypercholestérolémie » (et donc la réduction du taux de cholestérol dans certaines formes de dyslipémies), et le deuxième étant « la prévention des maladies cardiovasculaires » dont le texte est les modalités d’utilisation sont les suivantes : « Prévention des événements cardiovasculaires chez les patients adultes ayant un risque élevé de présenter un premier événement cardiovasculaire, en complément de la correction des autres facteurs de risque ». En d’autres termes, en indiquant qu’il s’agit de la prévention du premier événement CV, ce texte ne donne une indication à cette molécule qu’en prévention CV primaire et n’en autorise pas l’utilisation en prévention CV secondaire. Plus encore, dans les recommandations de la HAS de février 2017 pour la prise en charge des dyslipidémies, il était proposé (selon l’Afssaps) tout à la fois d’atteindre une cible de LDL-C et d’utiliser une statine en prévention secondaire, ce qui suppose, dans certains cas, d’utiliser une statine ayant un effet puissant de baisse du LDL-C et donc d’utiliser soit l’atorvastatine à 80 mg/j soit la rosuvastatine à 20 mg/j). Ce même texte rappelait cependant que « L’atorvastatine et la rosuvastatine ne possèdent pas d’indication validée (AMM) en prévention secondaire ». Ici, la contradiction implicite est comprise dans le même texte. On aura compris que ces contradictions relèvent d’une analyse différente des données acquises de la science et des éléments analysés : – pour donner une AMM, les experts en charge de cette mission examinent un dossier spécifique à une molécule, et uniquement une molécule. Ils jugent si la valeur de l’étude (voire des études) soumise est suffisamment adaptée et forte pour permettre une indication précise spécifique à cette étude. Ils ne prennent en compte le contexte propre à la molécule que pour établir le niveau d’ASMR (amélioration du service médical rendu) en cas d’indication retenue et de SMR (Service médical rendu) suffisant ; – dans des recommandations, les experts jugent un ensemble de données scientifiques, pouvant comprendre celles propres à une molécule, afin d’élaborer des stratégies thérapeutiques reposant sur des modèles et théories jugés éprouvés et pouvant permettre des extrapolations. Ainsi, il peut être extrapolé que 1) il est cliniquement bénéfique de diminuer le LDL-C ; 2) dans cet objectif, il y a un effet classe des statines et 3) ce qui différencie principalement les statines, c’est leur niveau d’évaluation et leur puissance à diminuer le LDL-C et, concernant notamment le NICE, leur coût. De ce fait, un texte de recommandations peut proposer d’utiliser les statines « en général » dans une situation clinique ou seules quelques statines ont été évaluées. Une fois cet élément de base rappelé et une fois que certaines des logiques sous-jacentes à l’élaboration de recommandations ont été exposées, une notion justifie d’être discutée, celle de l’utilité d’un traitement ou d’une stratégie thérapeutique. Ainsi, par exemple, dans la controverse médiatique sur les statines, un élément a été particulièrement mis en avant, celui de leur utilité en prévention CV primaire. Puisque le risque CV est souvent faible en prévention primaire, le bénéfice des statines pour réel qu’il soit a été discuté en amalgamant les notions d’utilité et d’efficacité. Rappelons que les statines sont efficaces en prévention primaire (voir dossier précédent [ Cardiologie Pratique n°1135 du 1 er février 2018]) mais qu’effectivement, leur utilité est sujette à débat. Mais, quel modèle utiliser pour juger de leur utilité ? Ce sont donc maintenant les différents modèles, et leurs limites, permettant de juger de l’utilité d’un traitement qui doivent être abordés. Et dans ce domaine, un élément a pris une place majeure : le NNT. Invention et gloire du NNT Qu’est-ce que le NNT ? Un jour, on ne sait par qui, on ne sait comment, le NNT fut inventé puis son aspect magique conquit les foules et les décideurs. De quoi s’agit-il ? De l’acronyme de l’expression « nombre de patients à traiter pour éviter un événement », en anglais « Number Needed to Treat ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que, selon le traitement et la situation clinique, il faudra traiter plus ou moins de personnes pour éviter un événement clinique majeur. Comment cela se calcule-t-il ? Simplement, en divisant 1 par la réduction absolue du risque. Ainsi, par exemple, soit un groupe de patients dont le risque d’infarctus du myocarde (IDM) est de 10 % à 5 ans et soit un traitement qui diminue ce risque de 30 %. Quand ce traitement est appliqué à ce groupe de patients, le risque absolu d’IDM diminue en valeur relative de 30 % pour atteindre un nouveau risque absolu de 7 % : la réduction absolue du risque est donc de 3 %. En divisant 1 par 0,03, on obtient 33,33, qui sera simplifié à 33. Ce chiffre veut dire que chaque fois que 33 patients de ce groupe de patients seront traités par ce médicament pendant 5 ans, un IDM sera évité : 33 est donc le NNT, le nombre de patients à traiter pour éviter un événement. Si le risque absolu moyen du groupe traité est de 1 % d’IDM à 5 ans, le même traitement aurait porté ce risque absolu à 0,7 %. La différence de risque absolu aurait alors été de 0,3 % et, dans une telle population, il faudrait traiter 333,33 patients pendant 5 ans pour éviter un IDM : le NNT est donc ici de 333. On aurait aussi pu dire que pour 1 000 patients traités pendant 5 ans par ce traitement, dans le premier cas, on évite 30 IDM et dans le deuxième 3 IDM. Cela revient au même, mais perd un certain côté pratique, ce que nous allons voir. Gloire (économique) du NNT Pourquoi ce critère simple connaît-il une certaine gloire ? Parce qu’il permet de juger de l’utilité potentielle, notamment sur le plan économique, d’un traitement. Ainsi, un autre jour, on ne sait qui et on ne sait pourquoi, quelqu’un alla voir un administrateur des finances publiques et lui exposa ce raisonnement dont les éléments de base (qui nous serviront tout au long de cet article à titre d’exemple fil rouge), sont les suivants : – supposons qu’un traitement réduise le risque d’IDM de 30 % lorsqu’il est utilisé pendant 5 ans dans une population définie et supposons que cette ampleur d’effet est fixe, quel que soit le type de patient traité ; – supposons que le coût de l’IDM la première année revienne à 10 000 euros dans notre pays ; – et supposons que ce traitement coûte 15 euros par mois, c’est-à-dire 180 euros par an. Voilà, si vous prescrivez ce traitement à des patients dont le risque d’IDM à 5 ans est de 50 %, le NNT sera de 1 divisé par 0,15 = 6,66, ce qui sera arrondi à 7. En d’autres termes, il suffit de traiter 7 patients de ce type pendant 5 ans pour éviter un IDM. De ce fait, comme 7 patients x 5 ans x 180 euros par an coûtent 6 300 euros au total, en prescrivant ce traitement à ce type de patient, c’est-à-dire à des patients à risque très élevé, éviter un IDM permet d’économiser 3 700 euros (10 000 – 6 300) de dépenses de santé en 5 ans, soit 740 euros par an d’économisés. La prévention est donc rentable. Inversement, si vous prescrivez ce traitement à des patients dont le risque d’IDM à 5 ans est de 1 %, le NNT sera de 1 divisé par 0,003 = 333,33, qui sera arrondi à 333. En d’autres termes, il faudra traiter 333 patients pendant 5 ans pour éviter un IDM. De ce fait, comme
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