Les limites des grilles d’évaluation du risque cardiovasculaire
François DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque
« Tout rapport au risque tente, à partir de l’expérience passée, de saisir un avenir probable pour agir dans le présent. » (In Niget D et Petitclerc M. Pour une histoire du risque. Presses de l’Université de Québec 2012)
Toutes les recommandations pour la prise en charge des dyslipidémies proposent d’évaluer le risque cardiovasculaire absolu puis d’adapter la stratégie thérapeutique en fonction de la valeur de ce risque. Cependant, plusieurs travaux ont montré, directement ou indirectement, les limites des évaluations du risque cardiovasculaire absolu par un modèle, quel qu’il soit : les résultats fournis par ces différents modèles ne sont ainsi par concordants. Pourquoi ? L’objet de cet article est d’exposer certains éléments pouvant expliquer que les résultats de l’évaluation du risque par un modèle quelconque peut ne pas être exact.
Le risque absolu est le taux de survenue dans une période donnée (5, 10 ou 20 ans par exemple) d’un ou de plusieurs événements prédéfinis dans un groupe de patients. Par exemple, dire que le risque absolu d’IDM d’un patient est de 10 % à 10 ans, signifie que sa probabilité d’avoir un IDM dans les 10 ans à venir est de 1 sur 10, ou plus simplement, que sur 100 personnes comme ce patient, 10 auront un IDM dans les 10 ans à venir. Cela veut aussi dire que 90 patients qui sont comme ce patient n’auront pas d’IDM. Toutefois, cela ne dit pas que ce patient aura ou non un IDM, ni quand il l’aura s’il doit l’avoir. Cela classe le patient dans une catégorie de risque, que, sur un plan normatif on évalue comme plus ou moins élevé. Cette notion a plusieurs intérêts parmi lesquels certains seront exposés ci-après. Un des premiers intérêts est de rendre compte de l’utilité éthique des traitements, c’est-à-dire de veiller à ce que les patients ayant le risque absolu le plus élevé reçoivent bien les traitements permettant de réduire leur risque. Un corollaire est que plus le risque est élevé, plus la prise en charge doit être importante afin de tenter de diminuer le plus possible le risque. À la notion d’utilité, on peut associer celle de l’intérêt économique du traitement : le coût du traitement pour la solidarité nationale peut ainsi être d’autant plus faible en matière de rapport coût-bénéfice que le risque est élevé. Un autre intérêt est de rendre compte de l’utilité scientifique du traitement. En effet, les principaux traitements du risque CV disponibles ont été évalués chez des patients jugés à risque CV élevé et, chez ce type de patients, la preuve du bénéfice clinique existe le plus souvent, alors qu’elle est moins affirmée chez les patients de moindre risque faute d’évaluation spécifique. Ainsi, en traitant les patients de risque le plus élevé, on augmente la garantie potentielle que le traitement apportera un bénéfice clinique. La notion consistant à traiter les patients proportionnellement au niveau de risque est ainsi devenue une donnée admise et peu remise en cause, à tel point que l’interrogation sur l’évaluation du niveau de risque est presque une donnée accessoire, alors qu’elle pose des problèmes qu’une littérature et une recherche riches sur le sujet n’ont pas encore permis de résoudre. Les différents types de risque cardiovasculaire • Le risque absolu ou risque global : c’est la probabilité de survenue d’un événement cardiovasculaire sur une période de temps donnée (5 ans, 10 ans, etc.). • Le risque relatif : c’est la probabilité de survenue d’un événement cardiovasculaire chez un sujet ayant un ou plusieurs marqueurs de risque rapporté à la probabilité de survenue de ce même événement en l’absence de ces marqueurs de risque. • Le risque vie entière : c’est la probabilité de survenue d’un événement cardiovasculaire estimé sur l’ensemble des années restant à vivre. Élaboration d’une grille de risque et enrichissement éventuel de celle-ci Lorsqu’il a pu être démontré que certains paramètres sont corrélés à une plus ou moins grande probabilité de développer une maladie définie, il a été tentant de construire des modèles prédictifs de survenue de cette maladie, afin de juger si une personne ou une population, est plus ou moins à risque de la développer. La notion de prédiction du risque est très ancienne et n’a initialement pas été créée pour un usage médical. Les chercheurs la font apparaître au Moyen Âge et se développer avec l’émergence du calcul des probabilités (dernier tiers du XVII e siècle) et la pratique de l’assurance. De la différence entre danger, aléa et risque • On parle de danger lorsque la probabilité d’occurrence d’un événement et ses conséquences sont importantes. • On parle d’aléa lorsque la probabilité d’occurrence d’un événement est imprévisible. • On parle de risque lorsque la probabilité d’occurrence d’un événement n’est pas nulle. En médecine cardiovasculaire, si l’on fait abstraction des connaissances développées dès le début du XX e siècle par les assureurs, la notion de facteur de risque et de possibilité de prédire le risque cardiovasculaire émerge avec l’étude de Framingham (débutée en septembre 1948) et une publication princeps issue de cette étude par William Kannel en 1961. Ayant établi par cette étude prospective que certains paramètres sont corrélés à une plus grande probabilité de développer un événement CV majeur, il a envisagé de construire un modèle de prédiction statistique du risque de maladie CV à partir des critères les plus discriminants identifiés dans cette étude. Ainsi, pour construire une grille de risque, il faut mesurer des paramètres prédéfinis dans une population à un instant t, suivre ensuite cette population plusieurs années pendant lesquelles est mesurée l’incidence d’événements cliniques CV prédéfinis, évaluer s’il y a une corrélation entre les paramètres mesurés initialement et la survenue de l’événement, établir la force de la relation et utiliser des modèles statistiques conjuguant divers paramètres corrélés au risque pour tenter d’obtenir une prédiction du risque la plus précise possible. Une grille de risque est donc construite a posteriori et justifie d’être ensuite validée prospectivement dans une cohorte différente de celle ayant servi à l’élaborer. Pourquoi associer plusieurs critères plutôt qu’un seul ? Pour améliorer la prédiction. Ainsi, par exemple, l’âge est un marqueur majeur du risque mais, à âge égal, le risque peut être très différent en fonction de la valeur de certains autres paramètres comme par exemple la pression artérielle. Ainsi, par exemple, dans l’absolu, un patient de 70 ans à un risque de décès par AVC plus élevé qu’un patient de 50 ans. Si ces deux patients ont tous les deux une pression artérielle systolique (PAS) à 120 mmHg, il est même possible d’établir que le risque de décès par AVC du patient de 70 ans est 16 fois plus important que celui du patient de 50 ans. Mais, si le patient de 50 ans a une PAS à 180 mmHg, le risque de décès par AVC de ce patient devient équivalent à celui du patient de 70 ans qui a une PAS à 120 mmHg (figure 1). Ainsi, un seul paramètre, en l’occurrence ici, l’âge, manque de précision pour prédire le risque CV. Figure 1. Taux de mortalité par AVC par décennie d’âge en fonction de la pression artérielle systolique au début de la décennie d’observation. Dès lors que plusieurs critères sont pris en compte, la précision de l’estimation peut et doit augmenter mais il convient aussi que chacun de ces critères n’ait pas une corrélation avec le risque qui varie en fonction d’un des autres critères pris en compte. Si l’on a établi une grille de risque et que l’on pense pouvoir en améliorer la précision en ajoutant un nouveau critère dans cette grille, il existe des moyens pour évaluer si cela paraît utile ou non et dont le principe revient à juger si l’ajout de ce critère modifie de façon significative et utile la prédiction du risque. Enfin, une fois que des marqueurs de risque ont été identifiés, il est possible de choisir entre deux grands principes pour évaluer le risque : avoir recours à un modèle ou algorithme prédictif ou faire une sommation de quelques marqueurs de risque parmi les plus discriminants. C’est sur ce deuxième principe que reposaient les recommandations françaises de 2005 pour l’évaluation du risque et elles reposent depuis 2017 sur le premier principe, préconisant l’utilisation de la grille de risque SCORE. Les différentes grilles de risque ne fournissent pas des résultats concordants Comme on l’a vu dans l’article précédent, en appliquant trois modèles d’estimation du risque CV dans une même population, celle de l’étude JUPITER, composée de plus de 17 000 patients, il est possible d’arriver à des résultats « étonnamment » divergents. Ainsi, seront classés à haut risque CV dans cette population 8,8 % des patients si l’on utilise la grille de Framingham, 25 % de cette population si l’on utilise le moyen préconisé par la HAS en 2005 consistant en une sommation de marqueurs de risque et 52,3 % de cette population si l’on utilise la grille de risque SCORE. En 2009, paraissait dans le Journal of American College of Cardology un article important sur le sujet car rapportant les éléments essentiels à prendre en compte dans l’évaluation du risque au moyen d’une grille de risque ( J Am Coll Cardiol 2009 ; 54 : 1 209-27). Dans ce travail, figure un tableau montrant les écarts de risque prédits et observés avec la grille de risque de Framingham lorsqu’elle est appliquée à diverses cohortes européennes (figure 2). Il est alors constaté que cette méthode surestime le risque dans les pays à bas risque CV mais sous-estime le risque dans les pays à haut risque CV : si l’on regarde l’écart de prédiction du risque selon les cohortes, il est possible de constater qu’il varie d’un facteur allant de 1 à 6. Figure 2. Prédiction du risque selon la grille de Framingham et risque observé dans plusieurs cohortes européennes. Pourquoi des discordances ? Les facteurs ou marqueurs de risque sont, par définition et observation, universels. De ce fait, en les associant dans des grilles afin de prédire le risque, le résultat prédit par une grille de risque devrait intuitivement être le même dans toutes les populations. Or ce n’est pas le cas. Il y a de nombreuses raisons possibles pour lesquelles la prédiction du risque peut ne pas être exacte, quel que soit le critère que l’on prend pour la qualifier d’exacte. Cela va de considérations purement méthodologiques faisant appel à des outils de calcul de probabilité divers et plus ou moins sophistiqués à des raisons plus prosaïques et ce seront quelques-unes de ces dernières qui seront exposées dans les lignes qui suivent. Définition normative des niveaux de risque Il y a une différence substantielle entre montrer que des grilles de risque sont discordantes parce que dans un cas elles évaluent des taux très différents de patients à haut risque selon la grille utilisée
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