Jean-Philippe KEVORKIAN et coll.*, services de diabétologie-endocrinologie, microbiologie, infectiologie, Groupe Hospitalier Lariboisière-Saint-Louis, Paris
Publié en juillet 2017 dans un hebdomadaire français, le témoignage du Premier ministre, sur la gravité de la plaie de pied diabétique (PPD) et les conditions de la fin de vie de son père, est poignant : « Il a accepté qu’on lui coupe le doigt de pied et il a souffert ; puis il a accepté qu’on lui coupe le pied et il a souffert ; puis il fallait lui couper la jambe, car la gangrène s’installait et il a refusé et arrêté ses dialyses. Il était attaché à la vie et il savait qu’il allait mourir. Il a affronté la mort avec angoisse et courage vis-àvis de ses proches et vis-à-vis de lui-même ». Le récit est simple. Il « dit » beaucoup. Une PPD est une catastrophe pour tout le monde. Pour le patient, pour la famille, pour la société.
Pour se tenir debout, se propulser, se reposer, sans cesse, le pied est nécessairement la partie du corps la plus exposée à de multiples contraintes mécaniques toujours traumatisantes. L’intégrité de l’innervation sensitive, motrice, végétative et de la vascularisation, préserve la qualité du revêtement cutané, des masses musculaires et des structures ostéo-articulaires. Le pied est ainsi protégé des ulcérations qui sont les portes d’entrée d’infections qui détruisent les tissus, des plus superficiels jusqu’au plus profond, l’os, si elles ne sont pas repérées et traitées précocement. Innervation et vascularisation, tout cela est gravement altéré chez les diabétiques les plus sévères. La plaie va survenir insidieusement suivie de l’invalidité temporaire inéluctable, voire définitive, en cas d’amputation, si l’infection et l’inflammation ne précipitent pas, auparavant, dans des complications potentiellement mortelles. La survenue d’une plaie de pied est donc une catastrophe dans la vie d’un diabétique ! Elle est la marque visible de son passé, de son présent et de son avenir. Elle « dit » la négligence, l’indiscipline, l’indifférence, la précarité passées. Le diabète ne permet pas de tolérance pour tout cela. Elle « dit » la souffrance présente. Le diabète est la première cause d’amputation. La perte d’un membre ou même seulement d’une partie se fait toujours dans la douleur psychique et physique. Et l’amputation est rarement faite sans quelques événements graves intercurrents septiques, cardiaques, rénaux, neurologiques, hémorragiques et… iatrogènes qui ajoutent de la souffrance. Elle « dit » les handicaps et la brièveté de la vie à venir. Tout devient plus compliqué lorsque l’on perd un, deux, trois orteils, la moitié du pied, la jambe, la moitié de la cuisse pour une plaie superficielle, négligée d’un seul orteil (figure 1) ! Figure 1. Nécrose humide nauséabonde, purulente et fébrile de l’hallux gauche, constituée 15 jours après un hématome post-traumatique chez un diabétique de type 2 (2007), âgé de 64 ans, tabagique actif, dénutri (indice de masse corporelle : 23 kg/m 2, albuminémie = 25 g/l) ; CRP = 51 mg/l ; HbA 1c = 7,1 %. Neuropathie périphérique sensitive. Rétinopathie traitée par laser. Microalbuminurie (128 mg/l, débit de filtration glomérulaire : 97 ml/min). Fonction systolique ventriculaire gauche conservée. Artériopathie gauche proximale et distale sévère (sténoses étagées multiples et significatives de l’artère fémorale superficielle et poplitée, artère péronière infiltrée constituant le seul axe de jambe). Indice de pression artérielle systolique (IPS) = 0,84. Angioplastie d’une sténose serrée de l’artère poplitée et du tronc tibio-péronier sans récupération de l’arcade plantaire. Amputation transmétatarsienne de l’hallux gauche (03.08.2018, état postopératoire à une semaine 10.08.2018) complétée par une double antibiothérapie (6 semaines) adaptée à la bactérie ( Pseudomonas aeruginosa) trouvée dans la biopsie per-opératoire du métatarsien laissé en place parce que jugé cliniquement sain au cours de l’intervention. Cicatrisation quasi complète à 7 mois de l’amputation (07.03.2019). Tout devient encore plus compliqué quand l’insuffisance cardiaque, l’insuffisance rénale, la dénutrition, l’altération des fonctions supérieures, la rétinopathie… fréquemment observées chez ces patients, obligent la multiplication des traitements, des consultations et des hospitalisations. La vie est inconfortable. La vie est écourtée. Bref, le profil du diabétique avec une plaie de pied est assez stéréotypé. Le plus souvent, il s’agit d’un homme, âgé en moyenne de plus de 65 ans, diabétique de type 2 depuis plus de 15 ans, atteint systématiquement de neuropathie, artériel périphérique (50 %), cumulant fréquemment les comorbidités multiples (maladie coronaire [20 %], insuffisance cardiaque [20 %], insuffisance rénale chronique [20 %], altération des fonctions supérieures et de l’immunité). Pour les diabétiques de type 1, il faut dix années supplémentaires de déséquilibre glycémique chronique pour exposer au risque de plaie de pied. Le résumé de la PPD : une situation complexe, un patient complexe. Et tout cela est dispendieux pour le patient et la société. Aux États-Unis, le coût des amputations distales est estimé à 1,6 % des dépenses de santé. Tout cela peut être pourtant évité ! L’épidémiologie inquiétante du diabète et des plaies de pied diabétique Le diabète Selon les données les plus récemment publiées (2015), la France compte plus de trois millions de personnes traitées pharmacologiquement pour un diabète (près de 5 % de la population) avec une prépondérance masculine (sex ratio de 1,5). Le diabète est de type 2 le plus souvent (plus de 92 % des cas). Pour des raisons diverses (vieillissement, allongement de la vie, détection plus précoce, surpoids, etc.), sa fréquence ne cesse d’augmenter (environ 2 % en moyenne entre 2010-2015). Certaines inégalités sociales et territoriales en alourdissent les conséquences fonctionnelles et vitales. Les plaies de pied diabétique En 2007, l’étude française épidémiologique ENTRED met en évidence la faible évaluation du risque de PPD qui s’inscrit dans le cadre des complications graves du diabète. Seuls 20 % des personnes diabétiques de type 2 déclarent que leur médecin leur a fait un test au monofilament de 10 g (Semmes-Weinstein 5.07), considéré comme l’instrument de dépistage le plus simple et le plus performant à la recherche d’une neuropathie sensitive. La Haute Autorité de santé (HAS) insiste alors sur la nécessité du dépistage des lésions podologiques par une gradation annuelle du risque, après examen clinique et utilisation d’un monofilament. En 2013, Le constat inquiète. Le Système national d’information interrégimes de l’Assurance maladie (Sniiram) chaîné au Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) permet de repérer plus de 20 000 diabétiques hospitalisés pour une plaie du pied. Près de 8 000 (40 %) vont justifier une amputation d’un membre inférieur (AMI). C’est un risque 7 fois supérieur au risque de la population non diabétique. Par comparaison, dans la même période, les risques d’un accident vasculaire cérébral (AVC) ou d’un infarctus du myocarde (IDM) imposant une hospitalisation (environ 17 000 pour l’AVC et 12 000 pour l’IDM) sont respectivement 1,6 et 2,2 fois supérieurs à ce qui est observé dans la population sans diabète. Le risque d’un traitement de suppléance pour insuffisance rénale chronique terminale (environ 4 000 diabétiques par an) est 9 fois supérieur au risque observé dans une population sans diabète. L’âge moyen d’amputation est de 71 ans. Les taux d’amputations et d’hospitalisations sont cependant proportionnels à l’âge. Plus les patients sont âgés, plus le risque est élevé (2 à 3 fois plus d’hospitalisations pour PPD et AMI à 90 ans et au-delà). AMI et PPD sont marquées par une prépondérance masculine et de fortes disparités socio-économiques et territoriales. À structure d’âge identique, le taux d’hommes diabétiques hospitalisés pour AMI est 2,6 fois plus élevé que celui des femmes et le taux de plaies du pied sont 1,6 fois supérieur. En Guyane, Guadeloupe, Martinique, Basse-Normandie et Nord-Pas-de-Calais, la fréquence des PPD et d’AMI est 1,3 à 1,6 fois supérieure aux autres territoires français. Dans la majorité des cas (plus de 70 %), les amputations sont « mineures » (orteils, pied) (tableau 1), ce qui ne veut pas dire anodines. Perdre une partie de soi-même n’est jamais anodin. Dans près d’un quart des cas (20 %), une nouvelle amputation sera nécessaire au moins une fois au cours de l’année. Un tiers des patients sera à nouveau hospitalisé dans l’année pour une plaie du pied, plus de la moitié (53 %), au moins une fois, au cours des quatre années suivantes et environ un tiers (30 %) est hospitalisé pour au moins une AMI. Le pied diabétique qui « a parlé » est en sursis. Il ne guérit pas ! Un certain nombre de facteurs (type, profondeur et siège de la plaie, comorbidités) précipitent significativement vers l’amputation. La gravité de la lésion (gangrène, atteinte osseuse, plaie de l’arrière-pied), la sévérité du déséquilibre glycémique préexistant (estimé par l’hémoglobine glyquée, HbA 1c), de certaines comorbidités contingentes (neuropathie, artériopathie oblitérante des membres inférieurs (AOMI), insuffisance cardiaque, insuffisance rénale chronique, altération des fonctions supérieures et l’âge avancé, peuvent, chacune, doubler jusqu’à décupler (la dialyse rénale notamment) le risque d’AMI (figure 2). Figure 2. Facteurs majeurs conditionnant, individuellement ou en association, le risque d’amputations lors de la survenue d’une plaie de pied diabétique. IPS = Indice de pression systolique bras/cheville. DFG = Débit de filtration glomérulaire, HbA 1c = hémoglobine glyquée. Le pronostic Après une première AMI justifiée par l’évolution défavorable d’une PPD, la mortalité associée est considérable (tableau 2). Elle apparaît proportionnelle au niveau d’amputation. Plus l’AMI est haut située, plus la mortalité est élevée. Globalement, elle se situe aux environs de 9 à 10 % par an quand elle est estimée à moins de 1 % par an dans une population de même âge sans diabète et sans plaie de pied. La mortalité de ces diabétiques amputés est doublée, voire triplée par rapport aux diabétiques sans AMI. Comparativement, la mortalité par cancer à 5 ans est d’environ 30 % (6 %/an). La PPD nécessitant une amputation « dit » un diabétique très altéré à l’avenir très sombre… La physiopathologie : la neuropathie, la grande responsable L’hyperglycémie chronique favorise, à des niveaux divers de sévérité, l’association complexe d’une triple neuropathie sensitive- motrice-végétative et d’une artériopathie à tous les étages, macro- et microvasculaire. Le pied du diabétique est ainsi une entité clinique, conséquence de la conjonction de ces anomalies d’innervation et de vascularisation auxquelles s’ajoute une altération des défenses
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