V. FOURNIER, Centre d’ethique clinique, Hôpital Cochin, Paris
Une très belle étude d’Eldrin F. Lewis menée précisément pour tenter d’évaluer vers quoi se porte la préférence des patients en insuffisance cardiaque entre qualité ou quantité de vie et a été publiée dans The Journal of Heart and Lung Transplantation en Septembre 2001. Les auteurs se sont intéressés à des patients présentant un stade avancé d’insuffisance cardiaque (N = 99, âge moyen : 52 ans, FE : 24 ± 10 depuis 6 ± 5 ans, stade NYHA moyen : 2,9) à qui il était demandé quels risques (de mortalité) ils étaient prêts à prendre, pour quel gain de qualité de vie. Malgré la qualité du travail effectué et la sophistication des outils de mesure et des modèles mathématiques utilisés, les conclusions laissent songeur. On a beau chercher, elles ne convainquent pas vraiment. Les auteurs semblent satisfaits de mettre en exergue une certaine prime à la qualité de vie quand vraiment le degré d’atteinte fonctionnelle rend la vie quotidienne insupportable : « Les patients avec une meilleure qualité de vie sont moins prêts à troquer de la quantité de vie ou à accepter le risque d’un traitement susceptible d’engager le pronostic vital (comme une transplantation par exemple) pour améliorer leur niveau de santé que les patients ayant une qualité de vie très mauvaise ». Il n'y a pas de réponse possible à la question : entre qualité de vie ou quantité de vie, quel est votre choix ? On s’en serait douté et le résultat est un peu maigre ; surtout que sagement, les auteurs ajoutent que leurs conclusions ne préjugent en rien de ce que serait la décision des patients face à l’obstacle si ce qui leur était demandé n’était plus un choix virtuel mais un choix bien réel. Il n’y a pas de réponse possible à la question : entre qualité de vie ou quantité de vie, quel est votre choix ? Pas plus pour les patients cardiaques que pour les autres. On le sait, l’homme est capable de déployer des capacités d’adaptation et de tolérance insoupçonnées, notamment à la souffrance et au handicap. Très rares sont ceux qui expriment clairement que la vie qu’ils vivent ne vaut plus la peine d’être vécue et qu’ils préfèreraient mourir si rien ne peut être fait pour l’améliorer. Ce qui est plus surprenant, c’est l’importance des moyens déployés pour mener des études de ce genre. Elles ne sont pas rares aux Etats-Unis. On pense entre autres aux nombreux travaux de Nicholas A. Christakis, interniste et professeur de sociologie à Harvard. Lui aussi a tenté de mettre au point des outils destinés à mieux appréhender la préférence de patients (en l’occurrence surtout de patients atteints de cancer) chez lesquels se posent des décisions médicales lourdes de conséquences, volontiers contradictoires, entre espérance de vie et qualité de vie. C’est que nous aimerions, nous médecins, pouvoir nous appuyer sur quelques arguments solides pour guider nos pratiques. Nous nous interrogeons légitimement sur la question de savoir si nous rendons vraiment service à nos patients à pousser sans désemparer toujours plus loin nos traitements. Et nous voudrions bien savoir comment faire pour repérer le moment où il devient probablement sage de s’arrêter. La question se pose particulièrement en cardiologie. Pour au moins deux raisons. Deux raisons de se poser la question La première est qu’il s’agit d’une discipline qui du fait de son efficacité et de ses progrès technologiques a transformé une grande partie de ses patients en patients chroniques, à grande longévité. Beaucoup survivent aujourd’hui aux accidents aigus de leur cardiopathie, ischémique par exemple, ce qui les conduit à vivre ensuite des années avec une insuffisance cardiaque d’aggravation lente mais progressive qui, souvent un jour, devient si invalidante que se pose la question de si, plutôt que « prolonger le vivre », nos traitements n’en sont pas venus pour eux à « prolonger le mourir ». Ecoutons-les : « Je suis arrivé à un stade où je ne peux plus rien faire, ni marcher, ni parler … C’est une vie de chien, je suis à terre et cela me bouffe », dit celui-ci, 78 ans, insuffisant cardiaque sévère, hospitalisé toutes les 6 semaines pour décompensations itératives depuis un an. Et cet autre, 77 ans, arrivé au stade terminal d’une cardiopathie valvulaire, avec décompensation tous les trois mois depuis un an : « Mon périmètre de vie est complètement rétréci, il n’a plus de sens ». Pourtant, on sait faire, passer le cap de la nième crise, admettre à nouveau en soins intensifs, rééquilibrer les traitements, éventuellement mettre un dispositif d’assistance en plus, réorganiser un retour à domicile. Quand s’arrêter ? Qui doit en décider ? Difficile car les mêmes disent aussi : Le premier : « S’arrêter ? Non ! On m’a dit : on va essayer de tirer 10 ans, cela fait 15 ans, alors on ne sait jamais… ». Et le deuxième : « Je suis pour l’euthanasie… Mais quand ? On a toujours envie de tirer un jour de plus … En attendant ? Oui, se traiter encore. Les soins intensifs ? Oui, encore, s’il le faut ». La deuxième situation, qui pose elle aussi cruellement cette question de l’espérance de vie versus la qualité de vie en cardiologie est celle des patients, très âgés, nonagénaires disons, indemnes d’antécédent cardiaque bien particulier, souvent encore très en forme et chez qui se pose brusquement la question, par exemple d’une intervention valvulaire pour rétrécissement aortique devenu serré, ou d’un pace-maker sur fond de maladie de l’oreillette. La pression est aujourd’hui forte pour les traiter puisqu’aussi bien un traitement existe. D’autant plus qu’ils vont si bien par ailleurs. Les cardiologues que nous sommes ont du mal à supporter que certains d’entre eux puissent refuser un traitement ayant fait ses preuves, alors que le pronostic vital est en jeu. Et pourtant, il n’est pas rare, que justement parce qu’ils ont eu la chance d’arriver jusque là en bonne santé, certains de ces vieux patients nous disent : et si on laissait ce cœur vieillir tranquille, mourir de sa belle mort ; je ne veux pas qu’on l’opère, ni vivre avec des artifices. Peut-être mourir du cœur plutôt que d'autre chose n'est à leurs yeux pas le moins enviable ? Campé sur quelques certitudes déontologiques bien assises, comme l’assurance qu’il rend service et aussi qu’il doit rester fidèle à son serment d’assister au mieux toute personne en état de danger, le médecin confronté aux arguments ci-dessus, peut être tenté d’user de tout moyen, y compris de sa proximité relationnelle avec le patient pour essayer de le convaincre. Certes, la poussée d’OAP qui risque un jour de survenir sur un RAC serré non opéré ne sera pas agréable et peut-être cet épisode conduira-t-il le patient à décider, s’il est encore temps, d’une intervention à chaud qui se serait passée dans de meilleures conditions autrement. Certes, la perte de connaissance sur un épisode de bradycardie sinusale a des chances de se terminer par une hospitalisation avec pose comminatoire d’un entraînement électro-systolique décidée dans l’urgence, le patient n’étant plus en état de la refuser. Il n’empêche. Doit-on être fier pour autant d’avoir convaincu ces gens, contre leur volonté initiale clairement exprimée ? Et s’ils avaient bien mesuré leur risque ? Et si justement leur préférence était que leur vie se termine ainsi plutôt qu’autrement ? Ne sont-ils pas conscients qu’à leur âge de toute façon il y a de fortes chances que quelque chose de cet ordre arrive ? Peut-être mourir du cœur plutôt que d’autre chose n’est à leurs yeux pas le moins enviable ? En face, chez les cardiologues, il se pourrait bien que le raisonnement soit inverse : ils vont bientôt mourir, oui, il le faudra bien, mais mon métier à moi est de faire en sorte que cela ne soit pas du cœur, puisque de cela je peux les prémunir. Quiproquo ! On meurt souvent mal du cœur chez nous aujourd'hui Au Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris (
www.ethique-clinique.com), nous avons été saisis à plusieurs reprises à propos d’histoires singulières posant peu ou prou cette même question de qualité de vie versus quantité de vie chez des patients cardiaques : faut-il vraiment changer la pile du pace-maker de cet homme alors qu’il est arrivé par ailleurs à un stade avancé d’une maladie d’Alzheimer ? Faut-il opérer cette femme de son cœur, parce que c’est la seule façon de la sauver, alors qu’on sait qu’elle nécessitera très vraisemblablement une transfusion, ce qu’elle refuse parce qu’elle est Témoin de Jéhovah ? Faut-il changer le défibrillateur de ce patient, arrivé au stade terminal de son insuffisance cardiaque, alors que l’on pense que celui-ci risque de lui rendre la fin plus difficile en l’empêchant de mourir d’un trouble du rythme fatal ? Patients rencontrés aussi au cours d’une étude menée dans l’intention de mieux comprendre ce que les patients souffrant d’une insuffisance cardiaque évoluée ont à dire en matière de directives anticipées… A ce stade, le constat est le suivant : on meurt plutôt mal du cœur aujourd’hui chez nous, comme d’ailleurs on meurt mal de vieillesse en général. Souvent alors, on n’en finit pas de mourir. Les dispositifs qui ont été pensés pour accompagner la fin de vie sont mal adaptés à la cardiologie. En fait, ils ont surtout été pensés pour la maladie cancéreuse. Notamment les directives anticipées et les soins palliatifs. Or, ni l’un ni l’autre ne fonctionnent bien en cardiologie tels qu’ils ont été conçus jusqu’ici. Nos voisins américains ont commencé de se pencher attentivement sur ces questions. Ils ont organisé une première conférence sur les questions éthiques spécifiques posées par la cardiologie à Philadelphie en Octobre 2010 (Ethics of the Heart : Ethical and Policy Challenges in the Treatment of Advanced Heart Failure :
www.med.upenn.edu/cme). Leur constat rejoint le nôtre. En fait, disent-ils, la première difficulté est de définir quand commence exactement la période de fin de vie en cardiologie. L’arrêt des traitements curatifs et le passage au palliatif rend la frontière plus claire en cancérologie. La